Alternance : Les pionniers d’une démocratie illusoire
Créés dans l’euphorie de la loi du 5 décembre 1990, le Sdf, l’Undp, le Mdr, l’Udc… ont vendu aux Camerounais le rêve et l’illusion du changement.
Au sein de la faction des « fidèles » de l’Union des populations du Cameroun (Upc), on rejette le discours selon lequel le Social Democratic Front (Sdf) a été le premier parti politique de l’opposition à descendre dans l’arène pour la revendication démocratique. Contacté ce samedi 30 mai par Le Jour au sujet de l’avènement du multipartisme au Cameroun, Alexis Ndéma Samè, le président en exercice de cette Upc, comprend notre préoccupation mais ironise sur ce ton amer : « Vous dites ça parce que le Sdf a célébré son 25ème anniversaire il y a quelques jours, n’est-ce pas ? »
Interrogerez autant d’autres cadres ou militants du « parti des crabes », ils réagiront de la même façon et sur le même ton. C’est qu’à l’Upc, déclarer que jusqu’en 1990 il n’existait que le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc) ou son ancêtre l’Union nationale du Cameroun (Unc), ou que le Social Democratic Front (Sdf) est le pionnier de la démocratie camerounaise, le premier à faire face au parti unique, c’est faire preuve de révisionnisme. L’on vous fait observer que la loi du 5 décembre 1990 encadrant la création des partis politiques indique clairement que les partis ayant une existence légale avant cette date sont exemptés de l’obligation de demander la reconnaissance légale par le ministère de l’Administration territoriale (Minat), institution étatique habilitée à valider ou invalider l’existence d’une formation politique ou d’une association, à cette époque.
Or, les dirigeants de l’Upc soutiennent qu’un décret de 1960 signé par l’ex-chef de l’Etat Ahmadou Ahidjo rétablissait leur parti dans ses droits légaux. L’Upc brandit cet argument chaque fois que le pouvoir lui fait le procès de l’illégalité, ou que la police interdit ses manifestations sous ce prétexte. Elle s’en est servie quelquefois aussi pour justifier sa préexistence sur la scène politique camerounaise avant et après le 5 décembre 1990. Un son de cloche qui, bien sûr, ne plait pas aux oreilles des dirigeants du Sdf, qui ne revendiquent pas moins une place de choix dans la construction de notre démocratie.
Martyrs du 26 mai
En effet, en ce début de 1990, une douzaine d’intellectuels, pour la plupart des upécistes retournés d’exil, exigent, entre autres, la reconnaissance officielle de leur parti, dissout en 1955 par l’administration coloniale et entré sous maquis depuis lors. Le prince Dicka Akwa, les docteurs Boniface Nkada Zogo, Isaac Tchoumba Ngouankeu et Joseph Sende en font partie. Pierre Sende, qui a été démis le 6 juin 2015 de sa fonction de secrétaire général de la faction de l’Upc reconnue par le gouvernement, affirme que déjà en mars 1985, Joseph Sende, alors membre du comité directeur de l’Upc, avait saisi la Cour suprême d’une requête demandant à la haute juridiction de restaurer le multipartisme qui, selon cet intellectuel, n’était pas interdit par la Constitution.
« Cela lui a valu sa 12ème et 13ème incarcération à la Bmm, se souvient Pierre Sende (…) Personne ne peut lui contester la genèse et la revendication du multipartisme. » Lesdits intellectuels se réunissent régulièrement, transgressant ainsi la loi. « Ils recrutaient des militants et encourageaient les gens à ne plus avoir peur », raconte Pierre Sende. C’est dans ce climat tendu que Maitre Yondo Black, ancien bâtonnier, Anicet Ekanè et Henriette Ekwe, militants de l’Upc, sont interpellés pour avoir organisé une réunion en vue de la création d’un parti politique. C’est dans cette même atmosphère surchauffée que, leur emboitant le pas, un ex-président de section Rdpc dans le Nord-Ouest, par ailleurs libraire, défie le président Paul Biya et les institutions républicaines en se portant à la tête d’un nouveau parti politique baptisé Social Democratic Front, dont les statuts seront calqués sur ceux du Social Democratic Party (Sdp) nigérian. Lui, c’est Ni John Fru Ndi. Ce « libérateur », que les Camerounais appellent « Chairman » avec une quasi-vénération, apparait très vite comme l’incarnation du rêve brisé d’un peuple déçu et abusé. Il est entouré d’une forte équipe : Albert Mukong, Vincent Feko, Dr Arnold Yongbang, Malam Ngu Musa, Bernard Muna, Emmanuel Agbor Ashu… Dans sa bouche, il n’y a qu’un slogan : « Biya must go » (Biya doit s’en aller). En ce tempslà, le régime est hostile à la moindre critique.
Dans son livre-programme « Pour le libéralisme communautaire » paru trois ans plus tôt, son chef, Paul Biya, estimait que le pluralisme politique n’était pas opportun. Pourtant, Fru Ndi choisit le risque ce 26 mai 1990. A Bamenda, six Camerounais tombent ce jour-là sous les balles de la police, alors qu’ils manifestent pour le multipartisme aux côtés de leur nouveau leader.
L’Undp ou le « fantôme » d’Ahidjo
Dès la fin de l’année, le discours prononcé depuis la Baule par le président français François Mitterand, qui conseille à ses pairs de l’Afrique francophone l’ouverture au changement, bouleverse la donne. Le régime de Biya, comme bien d’autres en Afrique subsaharienne, cède, sous la pression du vent de démocratisation qui souffle en provenance d’Europe de l’Est : la loi autorisant le multipartisme est promulguée. Dans la foulée, les Camerounais assoiffés d’expression, avides de liberté, se déchainent. Des partis politiques naissent comme des champignons. Nous sommes au début de 1991. Depuis son exil au Nigeria, l’ex-Premier ministre Bello Bouba Maïgari, pris pour cible par le régime Biya après le putsch manqué du 6 avril 1982, annonce la création de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès du Cameroun (Undpc).
L’Undpc devient l’Undp, les statuts sont rédigés à Douala le 9 février lors de l’Assemblée générale constitutive, avec la collaboration de Victor Ayissi Mvodo, l’ex-Minat sous Ahidjo. Samuel Eboua et Maïgari Bello se retrouvent à Paris pour signer les textes constitutifs du parti, qui est légalisé le 25 mars. Samuel Eboua, autant qu’Ayissi Mvodo et d’autres militants de l’Undp comme Delphine Tsanga compte parmi les nostalgiques du régime de feu le président Ahmadou Ahidjo. C’est ce Sudiste qui est porté à la tête du Comité de gestion provisoire composé de 45 membres, avec comme secrétaire Issa Tchiroma Bakary, l’actuel ministre de la Communication et leader du Front national pour le salut du Cameroun (Fnsc). Tchiroma a sept adjoints, Hamadou Moustapha et Nzoube Epie sont respectivement premier et deuxième vice-présidents.
La forte implantation de l’Undp à travers le pays, comme le démontrera une enquête conduite en secret par les Renseignements généraux, fait peur au régime. La « force de nuisance » du parti derrière lequel le pouvoir soupçonne la main agissante de Germaine Ahidjo, la veuve de l’exchef de l’Etat, est une évidence.
Crise de leadership
Cet atout de popularité sera déterminant dès le 8 avril 91, lorsque le pays tout entier bascule dans un cycle de violences infernales baptisé « villes mortes » par les opposants au régime Biya. Le 26 avril, un peu plus d’un mois après la tenue de son assemblée générale constitutive, l’Union démocratique du Cameroun (Udc) a une existence légale. Son leader Adamou Ndam Njoya, ancien ministre d’abord d’Ahidjo, puis de Paul Biya, vient de rejoindre les rangs de l’opposition. Entre-temps, les démons de la division ont déjà élu domicile au sein de celle-ci. D’une part, une folle rumeur accuse Dicka Akwa d’avoir trahi l’opposition en participant secrètement, et de sa propre initiative, à des négociations avec le pouvoir à Mvomeka’a. « Le Sdf a profité de cette rupture pour recruter des upécistes », regrette Pierre Sende.
D’autre part le musicien-chanteur Lapiro de Mbanga, un des principaux meneurs de l’opinion publique aux côtés de Jean-Michel Nintcheu, Djeukam Tchameni, têtes de proue de l’association Cap Liberté créée au lendemain de la libération des journalistes Pius Njawe et Célestin Monga, est soupçonné d’avoir trahi les « opposants » en se faisant corrompre par Jean Fochivé, le tout-puissant patron du Cener, la centrale des renseignements à cette époque. Ce n’est guère non plus la lune de miel entre Samuel Eboua et Bello Bouba Maïgari, retourné au pays, ni entre Samuel Eboua, le président du Directoire de la Coordination des Associations et Partis politiques de l’Opposition (en tant que leader du parti majoritaire) et John Fru Ndi, son adjoint. Ce dernier, contrairement à Bello et Hamadou Moustapha, est opposé à la participation de la Coordination à la Rencontre Tripartite convoquée par Paul Biya en réponse à la grogne sociale, et placée sous la coordination de Sadou Hayatou, dont le poste de Premier ministre a été rétabli le 25 avril à la faveur d’une révision constitutionnelle opérée la veille.
C’est donc divisés que les partis membres de la Coordination prennent part, dès le 30 novembre 1991, à cette Tripartite que Paul Biya a préférée en lieu et place de la conférence nationale souveraine exigée par une faction de la classe politique et la société civile, mais jugée « sans objet » par le chef de l’Etat. Maïgari Bello Bouba profite de l’absence volontaire de Samuel Eboua au premier congrès ordinaire de l’Undp à Garoua le 4 janvier 1992, pour se faire élire à la présidence du parti. La rupture est consommée, le Bureau provisoire a vécu. « Les gens disent que Bello est venu chasser Samuel Eboua. C’est faux. Si la majorité des membres du Comité provisoire étaient contre, Bello n’aurait pas été élu », précise Kuma Peter Kombain, secrétaire national adjoint à la communication, à la formation et à la culture de l’Undp.
Chasseurs du lion
Samuel Eboua annonce la création de son propre parti politique, le Mouvement pour la démocratie et le progrès (Mdp). « Quoi qu’il en soit, l’éclatement de l’U.N.D.P. sera la première grande victoire ‘‘inespérée’’ du Gouvernement dans la bataille de positionnement pour la conservation du pouvoir », déplore Pierre Ela, ex-Commissaire aux renseignements généraux, par ailleurs auteur de Le Calice et le Glaive, paru en 2011 aux éditions Veritas. L’ex-commissaire de police pense par ailleurs que Fru Ndi a joué un rôle trouble lors de la bataille pour le changement, tantôt en désertant la Tripartite, tantôt en faisant preuve de mollesse lors de la revendication de sa victoire à la première élection présidentielle de l’ère post-démocratique ou encore, en boycottant les élections législatives organisées en 1992.
« C’est complètement faux, le chairman a évité le piège de l’embrigadement et de la caporalisation par le pouvoir en place, il a su résister à ses sirènes », le défend Jean-Michel Nintcheu, président régional du Sdf-Littoral. Jean Jacques Ekindi, un ancien Rdpéciste reconverti en opposant, s’est illustré ces années-là comme le « chasseur du lion ». Certains acteurs de cette époque ont disparu de la scène ou sont décédés, emportant leur parti. C’est le cas de Gustave Essaka de la Démocratie intégrale du Cameroun (Dic). « Je suis en train de me préparer pour réorganiser le parti. La Dic n’est pas morte. Les militants sont patients. Annette Essaka (épouse feu Gustave Essaka) est morte il y a quatre ans, juste deux ans après le décès de son mari. Elle était à l’époque 2ème triumvir et moi 3ème, mais on avait jugé qu’elle n’avait pas la capacité pour diriger le parti », tente d’expliquer Souleymanou Vepouyoum, qui a disputé le poste de 1er triumvir (président) à feue Annette Essaka après le décès de l’époux de celle-ci. Paul Alain Eboua essaie aussi de raviver la flamme du parti de son père décédé depuis 2000. Mais la tâche semble bien compliquée. La chasse au lion s’est essoufflée depuis des lustres.