Depuis le début de la semaine, le journaliste Boris Bertolt a lancé, sur les réseaux sociaux, un débat sur le départ du président de la République du Cameroun (Paul Biya) et la question de l’alternance au pouvoir. Il se dégage des réactions suscitées par cette campagne cybernétique, un constat sans appel : le débat sur l’alternance au sommet de l’Etat reste une gigantesque muraille de verre. Chacun peut voir qu’il se posera fatalement. Mais, la question tétanise, horripile. Les réactions qui reviennent sans cesse sont les suivantes : « Laissez-le, il va finir par un partir un jour » ou « Vous voulez même que qui le remplace ?
Je ne vois personne ». Si, après 32 ans de pouvoir et une situation économique qui se passe de commentaires, beaucoup de Camerounais préfèrent ne pas en parler et attendent « le moment venu pour voir », ce n’est pas tant qu’ils espèrent continuer avec le même régime ou le même président. Voir autant de personnes qui préfèrent attendre la mort d’un homme ou qui pensent que personne parmi les 20 autres millions de leurs compatriotes ne peut lui succéder est symptomatique d’un malaise. La phobie de l’après-Biya, que beaucoup de personnes espèrent la plus lointaine possible ne montre pas seulement une résignation. Cette anxiété collective s’explique par deux facteurs majeurs : d’une part, elle est le fait d’une sclérose politique dont a fini par s’accoutumer une population majoritairement jeune qui ne sait plus que le changement est possible. Le second facteur est pernicieux.
Il est construit par l’ordre gouvernant qui a fini par convaincre des millions de personnes que le statu quo était la meilleure solution pour sa propre sécurité. Premier facteur : Une affaire de génération Aujourd’hui, la majorité de la population camerounaise est jeune. Elle n’a connu qu’un seul président. Pour elle, la fonction présidentielle se confond avec un homme : Paul Biya. Elle ne connait pas ce qu’on appelle une alternance, une passation de pouvoir. Pour elle, parler du départ du président de la République, c’est comme souhaiter que la foudre s’abatte sur le Cameroun.
Les quelques rares jeunes qui osent se démarquer sont immédiatement taxés d’opposants. Normal. Au sein du parti au pouvoir, c’est presque suicidaire d’envisager un autre président national du parti, candidat statutaire a toutes les élections présidentielles. Là-bas, pour la plupart, les jeunes sont surtout utiles pour porter les tee-shirts à l’effigie du président national et acclamer les cadres lors des grandes manifestations politiques ou des fêtes populaires. Plus largement, dans le subconscient de la plupart des jeunes camerounais, il n’est pas rare d’entendre : « le Cameroun de Paul Biya », « le pouvoir de Paul Biya », « la place de Paul Biya », « le fauteuil de Paul Biya ». Il n’est pas rare de voir un passager voyageant de Yaoundé, la capitale politique, pour Douala se faire dire : « tu viens de chez Paul Biya à Yaoundé ? ». Ces petites phrases ne sont pas à négliger.
Elles démontrent l’idée que, involontairement et dans l’esprit de plusieurs Camerounais, la fonction présidentielle est incrustée en la personne de Paul Biya. Les plus âgés ont l’habitude d’évoquer « l’époque d’Ahidjo ». Ahidjo, c’est le premier président du Cameroun. Parfois nostalgiques, parfois pour les simples besoin de comparaison, ils se rappellent qu’avant Paul Biya, il y a eu un président qui avait son style, ses méthodes et un bilan à lui. Mais il ne faut pas croire qu’ils ont plus de prédisposition à parler des questions d’alternance que leurs cadets. Pour les deux raisons suivantes. Non seulement le départ du pouvoir d’Ahmadou Ahidjo fut une totale surprise et beaucoup de personnes pensent qu’il a tenté de revenir. Mais en plus, avoir connu 2 présidents en plus de 60 ans n’est pas suffisant pour construire dans les esprits, l’idée que l’alternance est une routine politique banale.
On est loin de l’Américain de la même génération qui a vu passer Carter, Reagan, Bush père, Clinton, Bush fils et pour qui, le départ de Barack Obama dans deux ans, rentre dans le cadre d’une simple routine. On est loin du Suisse de la même génération qui aura sans doute besoin d’un livre d’histoire pour dresser la liste des présidents confédéraux qui se sont succédés a la tête de la Suisse. Que ce soit pour le Camerounais des générations Ahidjo et Biya ou de la « génération Biya », un changement au sommet de l’Etat est un évènement si imprévisible et redoutable qu’il préféré s’en méfier. Deuxième facteur : Un peuple désabusé et victime de chantage Ce n’est pas tout. Les tenants du pouvoir ont travaillé à formater les esprits.
Comprenant bien le traumatisme historique causé par la guerre d’indépendance ayant causé la mort des milliers des Camerounais, il a insidieusement distillé la peur et la menace de la guerre. A commencer le président de la République lui-même. Exemple, le 16 septembre 2011. Quand il clôture le congrès de son parti, en prélude a l’élection présidentielle qui se profile ; il sait que le contexte international (marque par les printemps arabes) ne lui est pas favorable. Dans plusieurs pays arabes, les jeunes sont sortis dans les rues pour protester contre les pouvoirs éternels et les injustices sociales. Alors, Paul Biya brandit à ses compatriotes la menace du chaos. « En effet, est-il possible d’hésiter ? La paix ou l’aventure ? La stabilité ou l’incertitude ?
L’ordre ou le chaos ? Est-il envisageable de prendre le risque de remettre en question nos acquis, nos progrès et nos projets d’avenir ? » assène-t-il dans son discours. Effectivement, distiller la menace du chaos est une stratégie menée par Paul Biya et ses lieutenants, le présentant comme l’homme politique unique et indispensable pour maintenir le Cameroun en paix. Aujourd’hui directeur de publication du quotidien « Le Jour », Haman Mana résumait parfaitement cette logique dans une interview parue en 2004 dans le « Courrier International ». « Le pouvoir en place fait un chantage à la paix en rappelant sans cesse qu’avec lui le peuple camerounais n’a été qu’un spectateur des luttes fratricides qui déchirent l’Afrique.
Alors que, sans lui, nul ne sait ce qui pourrait arriver. C’est la pierre angulaire du système. Il est vrai que l’argument est objectivement juste, mais son utilisation est pernicieuse. C’est une logique de conservation du pouvoir qui utilise les ressorts ethniques, le torpillage, la diabolisation ethnique et une espèce de saupoudrage des responsabilités étatiques » expliquait Haman Mana. « La paix », « la préservation de la paix », « Paul Biya, l’Homme de la paix ». Ce matraquage a été si violent et intensif que beaucoup de Camerounais ont fini par avoir peur de l’après-Biya.
Ils voient en sa présidence, une mission chevaleresque et presque divine qui ne leur permet d’échapper aux convulsions politiques sociales qui secouent la majorité des pays du continent africain. Enfin, les tenants du pouvoir ont profité du contentieux historique et sanglant de lutte pour les indépendances pour distiller l’idée selon laquelle l’alternance au pouvoir est une volonté de la France et une pratique occidentale. Jouant sur la corde nationaliste, les agents du pouvoir essaient d’expliquer que le départ de Paul Biya est un vœu de la France (des connexions plus ou moins réelles entre les autorités françaises et des hommes politiques camerounais sont pavoisées dans la presse).
Ce qui permet de fanatiser quelques Camerounais qui préfèrent se souder derrière l’actuel président par sentiment anti-français. Et surtout, pour ne pas que la France installe un autre président a la tête du Cameroun. Une recette qui fait visiblement mouche. La diabolisation de la France est devenue une activité quotidienne pour de nombreux Camerounais, reléguant aux oubliettes les problèmes de gouvernance interne. Pourtant, à 81 ans, la succession de Paul Biya, au pouvoir depuis 32 ans, se rapproche fatalement. "Évidemment, personne n'est éternel " avait-il reconnu en France. Pays dans lequel il tient la plupart de ses déclarations les plus importantes. Il vieillit, perd ses forces et ses facultés.
Faire de sa succession un sujet tabou devient de plus en plus insoutenable. La guerre qui vient de commencer dans le Nord du pays soulève encore plus de tensions et de fantasmes. Elle révèle des fractures au sein même de son parti et la fragilité du pays. Bien sûr, tout cela lui permet de se positionner comme le sauveur. Mais, si le conflit au Nord perdure et que les lignes de fracture s’accentuent, il est possible que Paul Biya ne devienne lui-même la cause des troubles. Pour avoir refusé de dégager l’horizon. Pour avoir obstrué l’implacable logique qui place un pays au-delà d’un homme. Quel que soit son rôle. Paul Biya est-il devenu trop fatigué pour préserver la paix puisqu’il est l’Homme de la paix ? La paix va-t-elle voler en éclat des maintenant et jusqu’à ce que Paul Biya disparaisse et même après lui ? Quel que soit le cas, le débat sur la succession de Paul Biya va devenir indispensable…