Albert Dzongang écrit à Paul Biya
Le Messager
Excellence Monsieur le Président,
Dans
le souci de soulager la peine de quelques familles, en ces moments de
grande crise de l’emploi dans notre pays, vous avez pris la décision
d’offrir un premier emploi à 25.000 Camerounais sur plus de 10 millions
de sans emploi que compte notre pays, si j’en crois les dernières
statistiques de l’Institut national des statistiques.
Cette mesure, Monsieur le Président, bien que qualifiée de “ grain de sable dans l’océan de chômage qu’est le Cameroun ”, par ceux qui voient le verre toujours à moitié vide, est pour nous un début de solution. Ne dit-on pas chez les Bamiléké que “ quand on a remué la bouche, on ne dit plus qu’on a dormi affamé ” ?
Nous
venons toutefois ici, attirer votre haute attention sur tous les
obstacles et entraves qui risquent de transformer cette idée salutaire
en calvaire pour les demandeurs d’emplois, et de produire l’effet
contraire à celui escompté.
Ces obstacles sont de plusieurs ordres :
1°) Obstacles financiers :
Ils
sont aujourd’hui nombreux les Camerounais incapables de réunir 5.000
F.cfa d’un seul coup pour faire face à une situation. Quant à l’annonce
de cette opération, il a été précisé que la composition du dossier
serait “ gratuite ”, beaucoup ont applaudi. Cependant, la pratique montre que rien n’est gratuit.
Voici, Excellence, ce que coûtent les dossiers que doivent présenter les postulants :
a) Part de l’Etat (gouvernement et communes) :
· En timbres
- Demande timbrée : 1.000 F.cfa
- Copie d’Acte de Naissance 1.200 “
- Copie de Diplôme 1.000 “
- Enveloppe timbrée 1000
Fcfa
___________________________________________
TOTAL : ............. 4.200 F.cfa
b) Autres dépenses officielles :
- Chemise : 100 F.cfa
- Photos : 1.000 “
TOTAL : ...... 1.100 F.cfa
c) Dépenses collatérales
· corruption
. Part des maires (cas de Douala Ve)
- Copie d’acte de naissance : 300 F.cfa
- Légalisation du diplôme : 300 “
____________
TOTAL : ......... 600 F.cfa
d) Transport .
Taxi ou moto taxi pour différentes courses:
10 x 300 Fcfa = 3.000 Fcfa
e) Trafic des timbres :
Timbres vendus par des complices à côté des lieux officiels de vente :
1.500Fcfa au lieu de 1.000 Fcfa, soit une majoration de 1.500 Fcfa pour
trois timbres, 50 % de plus.
f) Démarcheurs :
Il est proposé à ceux qui ne veulent pas passer des journées entières dans les rangs, sans être sûr d’être reçus, un “ service express ”.
Contre 5.000Fcfa par dossier, un démarcheur se charge de les déposer
entre les mains des inscripteurs, et vous apporte le reçu.
La dépense moyenne pour un parent, et par candidat s’avère ainsi d’au moins 15.400 Fcfa, en supposant que tous les candidats habitent le chef-lieu de leur région.
Dans
le cas du Littoral par exemple, ce coût peut être multiplié par deux ou
trois, pour un parent habitant Yabassi, Mélong ou Ngambé, étant donné
que faute d’emplois, presque tous ces enfants continuent à habiter chez
leurs parents.
2°) Obstacle administratif :
Il a été dit que les demandes pouvaient être téléchargées sur Internet.
Mal en a pris à ceux qui l’ont fait, car à Douala, ces papiers sont refusés, au motif qu’ils ne portent pas l’indicatif “ Lt. ”.
Après avoir bravé les premiers obstacles, voilà le malheureux candidat
renvoyé pour aller acheter le bon formulaire dans le circuit.
Ceux
qui ont cru bon de faire timbrer leurs demandes par la machine à
timbres, se les voient refuser. Seuls les timbres papiers sont acceptés
et pour cause : l’argent peut ainsi disparaître facilement sans trace.
Tout comme ce peut être aussi un moyen d’écouler les faux timbres.
Si
à Yaoundé, pour des raisons sans doute liées à la forte présence
diplomatique, et à la sécurité du chef de l’Etat que vous êtes, les
points de dépôt des dossiers ont été diversifiés, à Douala, il y a un
seul point. Ce qui entraîne de longs déplacements pour beaucoup, et une
bousculade monstre. On lit la désolation sur le visage de ces jeunes,
et beaucoup abandonnent ce parcours de combattant, ou acceptent
l’arnaque des démarcheurs “ officiels ”.
Je
voudrais suggérer ici, Monsieur le Président, qu'on autorise les
candidats a déposer leur dossier dans les sous-préfectures comme à
Yaoundé, car les frais de déplacement entre les villes de résidence et
le chef-lieu de la région constituent une source de dépenses
supplémentaires. Parcourir la distance Yokadouma Bertoua, ou
Bankim-Ngaoundéré, après s'être rendu à Yaoundé pour récupérer ses
attestations de réussite n'est pas évident.
Il y a également
cette rumeur qui a couru, disant que chacun devait déposer son dossier
dans sa région d’origine, ce qui a découragé, ou fait perdre leur temps à
de nombreux postulants.
3°) La corruption :
Monsieur le Président, cette opération aura eu le mérite de nous faire constater que si nous sommes qualifiés de “ champion de la corruption ”,
ce n’est pas pour rien, et que cette pratique nationale à encore de
beaux jours devant elle. A cette occasion, on a vu le timbre de
1.000Fcfa vendu à 1.500Fcfa, la signature du maire payée à 300 F.cfa
(combien la secrétaire remet-elle effectivement à son patron ?), les
demandes vendues, les démarcheurs payés, les policiers qui font eux
aussi leurs petites affaires. Le timbre manuel préféré à celui de la
machine, etc.
4°) L’exploitation politique :
Une
des conditions à remplir, et qui n’était pourtant pas énoncée au
départ, c’est l’inscription obligatoire des postulants sur les listes
électorales, comme si pour certains, votre décision était un piège pour
voler au secours de Elecam qui n’arrive pas à attirer grand monde. Dans
ce cas, il ne resterait plus qu’à exiger la carte du parti.
Pourtant,
ceci peut s’avérer un couteau à double tranchant. Logiquement, le vote
ainsi attendu des postulants devrait bénéficier au parti de celui qui
donne la chance ou l’opportunité d’avoir un emploi. Cependant, si le
chiffre de 5.000.000 (Cinq millions) de postulants sur lequel tablent
plusieurs analystes, était exact, cela signifierait au final, que
4.975.000 (quatre millions neuf cent soixante quinze mille) candidats
sont refusés. Sauf à les croire masochistes, je ne les vois pas accorder
leur suffrage au parti de celui qui leur aura fait perdre, et leur
temps, et le peu de sous qui pouvaient les nourrir quelques jours de
plus.
Permettez-moi d’attirer aussi votre haute attention sur la
déception éventuelle qui peut naître de la publication de la liste des
25 000 admis et se transformer en une bombe sociale, si l’opération
n’est pas gérée avec toute la délicatesse et la transparence
nécessaires.
5°) Le flou dans les conditions de sélection :
Monsieur
le Président, il a été annoncé que le recrutement se fera sur étude des
dossiers, mais les critères d’éligibilité à cette étude n’ont pas été
rendus publics. Il se dit en conséquence que la consonance des noms, la
largeur du parapluie, et la taille des crampons des godasses seront les
éléments déterminants du choix. Et que le fils de l’obscur cultivateur
de Mvagan, celui du petit berger de Kousseri, ou du vendeur d’avocat de
Babété pourront toujours rêver, tant que les enfants et connaissances du
gros bonnet du Sud, de l’Aladji du Nord ou du quincaillier de l’Ouest,
grands militants du parti au pouvoir, ne seront pas d’abord recrutés.
Conclusion
Permettez,
Monsieur le Président, que je commence ma conclusion par un bilan
financier de l’opération pour tous les protagonistes.
En
supposant qu’au moins 5.000.000 (Cinq millions) de candidats vont se
manifester, l’Etat va, par le billet des timbres, récolter 4.200 F.cfa
par candidat x 5.000.000, soit 21.000.000.000Fcfa (vingt-et-un milliards)
En
considérant les postes à pourvoir, qui vont de simple veilleur de nuit
au cadre supérieur, c’est-à-dire du Cepe au doctorat d’Etat, et en
tablant sur un salaire moyen mensuel de 80.000 frs/mois, les 25.000
auront 2.000.000.000 (deux milliards) par mois. Les 21.000.000.000
(vingt-et-un milliards) de Fcfa pré-récoltés, divisés par 2.000.000.000
Frs/mois, provisionneront 10,5 mois de masse salariale pour les 25.000
personnes. C’est en réalité moins d’une année de salaires prépayés, et
cela ressemble à de l’auto emploi.
Cependant en passant,
Excellence, vous conviendrez avec moi que l’Etat peut faire mieux qu’une
telle opération, en octroyant à chacun des 25 000 jeunes qui
présenterait un projet bancable, un crédit de 20 millions de Fcfa, pour
s’auto employer plus durablement, tout en générant de la croissance.
Quant
aux parents des candidats non retenus, ils auront été, en ces temps
difficiles, soulagés de la rondelette somme de 15.400 F.cfa x 4.975.000
recalés, soit un montant total de 76.615.000.000 F.CFA (soixante seize
milliards six cent quinze millions de Fcfa). Ce montant est encore plus
élevé pour les parents qui sont éloignés de la capitale régionale. C’est
dire s’ils seront bien contents !
On aurait pu éviter toutes ces
tracasseries et toutes ces dépenses initiales, en multipliant les
centres de dépôt, et en acceptant les photocopies lors des dépôts de
candidature, pour que seuls les 25.000 candidats retenus fournissent un
dossier régulier de recrutement.
Finalité de la mesure
Si
le but visé est de trouver une solution au chômage des jeunes, nous
pensons avoir toujours soutenu que l’Etat ne saurait être le seul
pourvoyeur d’emplois du pays. Encore que la contribution de notre
fonction publique à la croissance économique n’est pas d’une aveuglante
évidence.
D’ailleurs, l’Etat ne recrute pas pour des besoins
précis, mais pour donner des revenus aux chômeurs. Pourquoi dès lors,
s’étonner de constater que près de 80 % de nos fonctionnaires donnent
moins de 10 % de leur temps au travail pour lequel ils sont payés. C’est
d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le Fmi et la Banque
mondiale ne cautionnent pas cette opération.
Les 25.000 chanceux
de cette opération seront les 25.000 futurs tourneurs de pouces et
potentiels corrompus de la Fonction publique. C’est une mesure politique
et non économique.
Pendant que vous vous évertuez à caser 25.000
concitoyens, presque autant sont mis au chômage par la mauvaise
politique de votre gouvernement. Alors qu’aux Usa et en Europe, les
Etats ont sauvé leurs Institutions financières en difficulté, chez nous
on prend des mesures pour fermer ces entreprises et piller le reste de
l’épargne des honnêtes citoyens. C’est le cas, tout près de nous, de
Cofinest. Plus de 12.000 personnes mis en chômage par la haine tribale
d’un individu. C’est vrai qu’il y a eu des malversations avérées, de la
part de certains actionnaires dont quelques-uns désignés par l’Etat. Les
débiteurs indélicats et les détourneurs étant connus, l’Etat dispose de
moyens pour les poursuivre. L’Etat a également le devoir de protéger
les épargnants et les employés, en maintenant l’institution en vie. La
fermeture n’est ni une solution économique, ni une protection sociale.
Et il n’est pas encore tard, Monsieur le Président, pour faire marche
arrière dans le cas d’espèce.
En attendant, permettez-moi de vous
faire observer que pendant ce temps, des autorisations sont accordées
par l’Etat, pour ouvrir par dizaines des Etablissements de micro finance
qui, sur le terrain, prennent plutôt des allures de boutiques
d’usuriers autorisés ou de centres de recyclage de l’argent public
détourné.
Pendant que Cofinest battait de l’aile, le ministre
aujourd’hui va-t-en-guerre, a tout de même autorisé un des acteurs
majeurs de cette entreprise à ouvrir sa propre coopérative de micro
finance. De qui se moque-t-il si ce n’est pas de vos efforts contre la
crise ? Il faut reconnaître que le Cameroun, pour son développement, a
besoin de ces structures pour collecter l’épargne des petits porteurs du
secteur informel. C’est donc un devoir pour les pouvoirs publics de les
sécuriser et non de les détruire.
Dans d’autres pays que nous
disons souvent imiter, la lutte contre le chômage passe par des mesures
facilitant le développement du secteur privé (tertiaire et primaire).
L’Etat pouvait donc par une mesure fiscale incitative, amener le privé à
recruter quatre fois plus de jeunes que les 25.000, à qui on donnerait
un vrai emploi.
Au lieu de passer le temps à sceller les
entreprises comme certains de vos agents le font avec zèle, il suffirait
de prendre des mesures pour permettre à l’économie de décoller, et la
croissance serait au rendez-vous.
Une meilleure politique agraire
donnerait la possibilité à des millions de jeunes d’exploiter la
généreuse terre du pays, et de s’auto-employer.
Le Nigeria est
demandeur d’une grande quantité de tapioca pouvant donner du travail à
des milliers de Camerounais cultivateurs de manioc. Il suffit de les
organiser, les encadrer, de mettre les terres à leur disposition, et de
créer des circuits de commercialisation internes et externes selon les
filières..
La mise en place d’un programme scolaire, préparant
les jeunes à une insertion dans la vie active, serait aussi une bonne
solution. L’école au Cameroun forme les enfants pour être recrutés dans
la Fonction publique. L’enseignement technique est caricaturé. Quand on
annonce avec brouhaha l’ouverture d’un Cetic (bâtiments construits par
les parents, cas de Bahouan), les matières enseignées sont très souvent
la comptabilité et les techniques administratives. Alors que les besoins
des villageois sont dans le domaine de l’agriculture, de la menuiserie,
de la maçonnerie, de la mécanique et autres domaines technologiques en
rapport avec la vie rurale. Matières pouvant garantir à l’élève une
formation qualifiante, et à la sortie, une rapide insertion dans la
production.
Pour terminer, je voudrai ici, Excellence, vous dire
qu’au contraire des pays où la transition politique s’opère avec
violence, vous pouvez, pour notre pays, conduire cette mutation
inévitable, dans la paix. Ils sont nombreux les Camerounais de bonne foi
et de bonne moralité, tant à vos côtés qu’ailleurs, prêts à vous y
accompagner.
J’ose croire, Excellence Monsieur le Président de la
République , que vos collaborateurs ne vont pas, comme du temps où
j’étais à vos côtés, me taxer d’oiseau de mauvais augure et d’alarmiste,
et vous assurer que toute la jeunesse désoeuvrée vous soutient.
Veuillez agréer l’expression de ma très haute considération.