Ahmadou Ahidjo : Des mystères, une légende, un destin
Ahmadou Ahidjo : Des mystères, une légende, un destin
Mercredi, 17 Février 2010 15:28
«Le Cameroun est libre et indépendant…»Voici les six mots, à jamais historiques, qui ont fait du Cameroun, notre cher et beau pays, jusque-là simple territoire sous tutelle des Nations Unies, un Etat souverain. Nous sommes aux toutes premières minutes de ce jour béni du 1er janvier 1960.
L’homme qui a le privilège exceptionnel de prononcer ces paroles,c’est Ahmadou Ahidjo. Il est le Premier ministre du Cameroun. Il n’a pas quarante ans. Il a le visage épanoui d’un grand adolescent. Un conte merveilleux se transforme en réalité. L’histoire pose ses jalons et déroule ses mécaniques. Une légende est en marche. Un destin est sur le point de s’accomplir.
Ahmadou Ahidjo est né quelque part, dans le très vaste Nord du Cameroun. Où exactement ? Aux environs de Garoua… Un jour, sur la route de Pitoa, Ousmanou, mon chauffeur, d’ordinaire muet comme une carpe, m’a désigné, du côté gauche, les montagnes Teguelen qui se dressent là : «C’est au pied de ces montagnes que le président Ahidjo a vu le jour…» Je me suis contenté de penser : «pourquoi pas ?» Le mystère ne couvre pas seulement le lieu de naissance du premier chef de l’Etat camerounais ; il se répand aussi sur la véritable identité de son géniteur. Qui était le père d’Ahidjo ? Ni Owona Adalbert, ni Philippe Gaillard, ni aucun autre hagiographe n’ont pu fournir, rn guise de réponse à cette question, des indications fiables. Du reste, le mystère ne s’arrête pas là. Il s’étend également sur la présence du petit Ahidjo à Yaoundé. Dans quelles conditions et avec quels compagnons de route a-t-il effectué, à cet âge-là, le long et périlleux voyage ? Une fois à Yaoundé, grâce aux conseils de quel parent ou ami a-t-il trouvé qu’il était mieux pour lui d’aller s’inscrire à l’ « Ecole Primaire Supérieure » que d’aller grossir les rangs des enfants de la rue ? Tant de hasards ont beaucoup de similitudes avec ces autres situations de légende où une louve nourricière venait donner à téter aux bébés de Rémus et Romulus, où la fille du roi est venue recueillir le bébé Moïse, flottant au-dessus de l’eau, dans son berceau rudimentaire…
C’est seulement après l’ «Ecole Primaire Supérieure» de Yaoundé que la vie d’Ahidjo devient plus lisible. Du moins, on en suit plus facilement la trajectoire. Il est fonctionnaire des P. T. Puis il s’intéresse à la politique. Le voici député à l’Assemblée Territoriale. En 1957, l’histoire s’emballe : le Cameroun s’apprête à recouvrer sa souveraineté nationale et internationale. Le tout premier gouvernement camerounais naît : André-Marie Mbida est le Premier Ministre. Ahmadou Ahidjo est vice-Premier ministre… André-Marie Mbida est un homme instruit et fort cultivé. Difficile qu’il prononce un discours, sans citer Sénèque, Virgile ou Tacite, ses maîtres à penser depuis qu’il a étudié la latin aux petits et grand séminaires. Malheureusement, il est un piètre politicien. Imbu de sa personne, il aime à se définir, quand il est question du Cameroun, comme étant «le seul interlocuteur valable». Sans expérience et souvent brutal, Mbida traite tout le monde par-dessus la jambe, y compris l’administration française qui continuait pourtant de veiller au grain. Il traitait son vice-Premier Ministre avec paternalisme et condescendance, il le promenait de meeting en meeting et le présentait au public un peu comme une curiosité de scène. Bref ! Mbida n’a jamais cultivé cette belle sagesse qu’avait le roseau de La Fontaine de savoir se mettre dans le bon sens des vents, afin de plier, pour ne pas rompre.
Nous en sommes en février 1958. Quand Ahidjo, très perspicace, eut évalué la force du groupe parlementaire qui était le sien et maîtrisé le jeu des alliances, il n’eu besoin que d’une petite motion de censure pour évacuer Mbida. Ce dernier avait tout le temps de retirer de son programme les points qui faisaient problème. Mais, il refusa de s’exécuter, convaincu qu’il jouait un vilain tour à tout le monde et que, de toute façon, le «jeune foulbé» (C’est comme ça qu’il appelait Ahidjo) ne ferait jamais l’affaire. Avant de mourir, M. Mbida a sûrement eu à se rappeler, avec regret, que cela a été l’appréciation la plus fausse et la plus lourde de conséquences qu’il a jamais faite.
Droits de l’Homme
A partir de cette date, aucun obstacle ne se dressera plus, sérieusement, sur la route d’Ahidjo. Il devient le tout premier président de la République en 1960. Il gouverne d’une main de fer. Au fur et à mesure que les années passent et qu’il gagne en assurance, Ahidjo serre un peu plus les mailles de son filet. Il est devenu le despote impitoyable, craint et redouté. A l’intérieur, la lutte contre un maquis de plus en plus évanescent lui fournit le prétexte en or de maintenir le pays sous l’état d’urgence. Il broie les partis politiques dits d’opposition, l’Upc, les Démocrates chrétiens, les socialistes, dans un même étau. Leurs principaux dirigeants, André-Marie Mbida, Bebey Eyidi, Charles Okala, Mayi Matip, sont arrêtés, humiliés et jetés en prison. Leur procès au cours duquel un certain avocat socialiste français, du nom de François Mitterrand, fut empêché d’assurer la défense de Charles Okala, fut une sacré forfaiture. Tout comme le sera, dans les années 70, l’autre procès qui a jugé Ernest Ouandié et Mgr Ndongmo. Entre temps, les fameux centres de rééducation civique ne désemplissent pas. Les responsables de l’UC, devenue UNC, parti dit réunifié, peuvent vous créer les pires énémis. La carte d’adhésion à ce parti vaut plus, lors des contrôles de police, que la carte d’identité nationale, ou le ticket d’impôt. Les chefs de la police, dont Pondi, Fochivé, Missomba et autres Bene B’Ella, ont pratiquement le droit de vie et de mort sur les gens. Ils travaillent, du reste, avec des réseaux d’indicateurs, en embuscade partout. Les mensonges, les intimidations, les règlements de compte et la délation gratuite battent tous les records.
Ahmadou Ahidjo avait une idée personnelle des Droits de l’Homme. Le discours qu’il a prononcé, à ce sujet, au Congrès de l’Unc, à Bafoussam, en est, incontestablement, le plus beau morceau choisi. Aujourd’hui, on parle encore, avec la même émotion vive, des «neuf disparus de Bépanda». Avec la même douleur, la mémoire collective devrait amener nos compatriotes à entretenir le souvenir des crimes horribles commis sous et par le régime Ahidjo. Il y a ce fameux train de la mort où périrent, par dizaines – peut-être par centaines – de prétendus subversifs et maquisards enfermés dans des wagons hermétiques. Il y a eu surtout ce génocide perpétré contre les Arabes Choa de Dolé, dans les désordres duquel trouvèrent également la mort, le sous-lieutenant Mengue et treize gendarmes. Le principal coupable de cette tragédie, était, à ce qu’on dit, un certain Eric Dopsuna, alors sous-préfet de Makary.
Sur le plan international, Ahidjo est un chef d’Etat pondéré, respecté et écouté. Du reste, il a souvent pris des décisions de souveraineté courageuses et pertinentes. Avec les pays voisins, il est resté un «cher et vrai frère» : il a fait la paix avec le Congo (Brazzaville) qui avait pourtant été souvent soupçonné de servir de base-arrière aux maquisards camerounais. Il a apporté une aide précieuse aux troupes fédérales nigérianes, en coupant la retraite aux armées d’Odjukwu. Il n’a pas voulu déstabiliser la Guinée Equatoriale, quand celle-ci pataugeait dans la misère. Il a réglé à l’amiable, la guéguerre entre le Gabon et le Cameroun à propos de Kyé-Ossi. Il a hébergé beaucoup de réfugiés tchadiens pendant la guerre civile du Tchad. Et si Tombalbaye avait écouté ses conseils de ne pas se rendre à ce moment-là à Ndjamena, il ne serait pas mort assassiné. Vis-à-vis de l’Afrique et du monde, Ahidjo se définissait comme étant un «gaulliste africain». C’est dire les hautes ambitions de l’homme ! Il a rompu avec Taïwan parce que son flair lui indiquait déjà que la Chine continentale était un géant qu’il ne fallait d’aucune manière négliger. Il a rompu avec Israel, par solidarité avec l’Egypte, un pays africain membre de l’OUA, une organisation dont il avait été l’un des pères fondateurs à Addis-Abeba, en 1963. Il n’aimait pas l’Urss, avec son idéologie communiste. Néanmoins, parce qu’il pratiquait à sa manière la « Real Politik », il y effectue des 1967, une longue visite d’Etat (Russie, Ukraine, Tadjikistan). Certes, il ne va pas embrasser Fidel Castro, ni Ho Chi Min ; mais, il fréquente Sékou Touré, avec qui il ne partage pas tout le même amour, concernant la France…
En conclusion, Ahmadou Ahidjo est un grand homme. L’humilité extrême de sa naissance et de sa première enfance le grandit encore davantage. Ni fils de lamido, ni même cousin d’un simple ardo (chef), Ahidjo s’est bâti une vie qui ressemble à un conte de fée. Sa carrière amène à croire que toutes les légendes ne sont pas aussi irréelles qu’on le croit. Le destin qui a été le sien et qu’il a assumé avec les raison et les moyens que les circonstances lui ont imposés mérite d’être salué avec une grande et admirative considération. Notre pardon devrait accompagner les nombreuses fautes commises. C’est du reste, le lieu ici de se demander si, puisqu’on dit que, suivant les époques, les lieux et les peuples, le Bien et le Mal, n’ont pas une connotation universelle, Ahmadou Ahidjo n’a pas parfois fait du mal, en croyant faire du bien. Simple question… Ahmadou Ahidjo, à dix ans, avait une chance sur un milliard de devenir président du Cameroun. Un quart de siècle plus tard, il a su saisir cette unique chance. C’est surtout cela que nous voulons retenir, pour continuer de nous poser des questions autant sur le déterminisme intangible que sur la prédestination humaine.
Repères
1924 : naissance à Garoua
1947 : élu à l’Assemblée territoriale
1953-1958 : siège à l’Assemblée législative
1957 : vice premier ministre chargé de l’Intérieur
18 février 1958 : premier ministre
1er janvier 1960 : proclame l’indépendance du Cameroun oriental
5 mai 1960 : élu président de la République du Cameroun
1961 : indépendance du Cameroun occidental et constitution de l’Etat fédéral du Cameroun
1966 : création de l’union nationale camerounaise, le parti unique
1972 : référendum portant Réunification
1982 : démissionne de la présidence de la République
Avril 1984 : accusé de tentative de coup d’Etat
30 novembre 1989 : décède à Dakar