Afrique: L’analyse prospective de la situation en Côte d’Ivoire
Afrique: L’analyse prospective de la situation en Côte d’Ivoire
Après le « putsch électoral » du Président Laurent Gbagbo, la prise de position justifiée ou non de la Communauté internationale en faveur de son adversaire Alassane Dramane Ouattara et la double prestation de serment des protagonistes, il est légitime de se demander ce qui va se passer. Qui va régner ? Qui sera accepté finalement ? Quels sont les scénarios envisageables ? Dans la présente réflexion, nous combinons une approche multidisciplinaire issue des sciences politiques et de l’analyse du discours. Tout d’abord, pour comprendre ce qui se passe et envisager les scénarios possibles, il nous semble opportun de présenter les réalités du jeu politique dans le pré carré français en Afrique subsaharienne.
A première vue, d’aucuns pensent qu’il n’y a pas
de logique dans les prises de position de la Communauté internationale
en Afrique Noire Francophone en raison du manque de condamnation
systématique des hold-up électoraux qui conduisent selon les cas aux
transmissions filiales ou aux volontés de certains chefs d’Etat de
s’éterniser au pouvoir. Une critique recevable est de dire que si la
Communauté internationale était systématiquement proactive en matière de
promotion de la démocratie, alors la volonté et les intérêts des
peuples africains incarnés par la société civile et les oppositions
seraient fortement consolidés à ce jour. Une grille d’analyse comme
celle de Knoepfel (2006) nous permet d’observer que les membres de la
Communauté internationale sont encore ceux qui interviennent en Afrique
comme des impérialistes. Ces derniers utilisent le droit ou le devoir
d’ingérence contre ou en faveur des Pouvoirs en place selon qu’ils sont
des tiers-perdants ou des tiers-gagnants des politiques publiques mises
en œuvre. De plus, on peut considérer que s’il y a des « voleurs » au
pouvoir en Afrique, c’est parce qu’il y a des « receleurs » au sein de
la Communauté internationale en Occident. Ou encore, on peut constater
que s’il y a des guerres en Afrique, c’est parce qu’il y a des
fabricants et des marchands d’armes lourdes au sein de la Communauté
internationale en Occident. Ces relations de causalité sont discutables
mais, elles se fondent sur les archives de la colonisation ou de la
décolonisation de plus en plus disponibles et qui font état de ce que
Félix Houphouët-Boigny a servi d’échalas pour la cause de la
néocolonisation en Afrique basée sur trois piliers :
1. Le sous-sol de l’Afrique appartient à la France et les pays concernés
ne peuvent en disposer que si la France marque sont désintérêt.
2. Ce qui est bon pour la France est bon pour l’Afrique.
3. L’ambassadeur de France peut constater la vacance de pouvoir dans les
anciennes colonies, ce qui justifie la force implantation des bases
militaires françaises.
Le problème politique est la possibilité de vérifier tous ces postulats en Côte d’Ivoire avec la mainmise des français sur l’économie. Vu sous cet angle, on assistera donc dans ce pays à une guerre entre le lobby des Tiers-perdants et celui des Tiers-gagnants. En clair, compte tenu de ce que Laurent Gbagbo joue sur le front de la résistance à l’impérialisme, on assiste à une guerre entre les houphouetistes pro-occidentaux incarnés par le « candidat de l’étranger » et le Front populaire incarné par « l’opposant historique [au système de néocolonisation mise en place ou accepté par Félix Houphouët-Boigny] ». Une telle configuration politique appelle à cinq scénarios possibles :
Scénario 1 : Sur la base du sort qui a été réservé à tous les leaders qui ont combattu l’impérialisme en Afrique Noire Francophone depuis les indépendances, on peut s’imaginer que l’assassinat de Laurent Gbagbo soit envisagé. Comme en Guinée Conakry, au Burkina Faso ou en RDC, son entourage peut être infiltré afin de favoriser l’acte fatal. Le principal concerné a toujours accusé ouvertement la France et n’a cessé d’indiquer que c’est simplement depuis l’élection du Président Sarkozy en 2007 qu’il craint moins pour sa vie. S’il est assassiné donc, probablement que la volonté de la Communauté internationale sera mise en œuvre.
Scénario 2 : Comme le présente si bien Kakdeu (2010a) , la Communauté internationale « exploite ou provoque » de nos jours une situation humanitaire pour mettre en difficulté un leader dissident. Ainsi, du point de vue de la communication politique, la violence des prises de position observées est de nature à créer une hystérie au sein des populations et à provoquer des soulèvements. En l’état, s’il y a émeutes en Côte d’Ivoire, alors il est probable que la Communauté internationale dise que c’est « une situation compréhensible » pendant que l’armée régulière réprime, au nom du maintien de l’ordre, comme cela a été le cas au stade du 28 septembre en Guinée à l’époque de Dadis Camara. Cet acte de répression pourrait probablement engendrer des violations des droits de l’homme que la Cour Pénale Internationale transformerait en « crime contre l’humanité » afin de mettre en minorité le régime de Gbagbo. Ensuite, pourrait s’en suivre la liste des « persona non gratta » de l’Union européenne et/ de l’Union africaine. Ce scénario est l’une des pires choses qui puissent arriver à « l’éléphant d’Afrique ». Les conseillers diplomatiques de Gbagbo sont des personnes hautement qualifiées et rompues à la tâche. De même, le Président s’est entouré de la société de communication Euro RSCG, l’une des meilleures agences de communication dans le monde, ce qui laisse sous-entendre qu’il est suffisamment préparé sur ces questions. D’ailleurs, il ne fait pas partie des chefs d’Etat qui vivent aux dépens de « séjours privés en Europe » ou qui ont des biens « mal ou bien acquis » en Occident. Cela veut dire qu’un « embargos » sur la Côte d’Ivoire serait une fois de plus une ruine pour le peuple ivoirien.
Scénario 3 : Les négociations aboutissent à la cohabitation. L’un pourrait être chef de l’Etat et l’autre, chef de gouvernement. La médiation de Tabho Mbéki, envoyé spécial de l’Union africaine, pourrait aller dans ce sens. Ce serait le scénario idéal pour la paix en Côte d’Ivoire parce que la pondération entre l’économiste pro-occidental et le politique nationaliste conduirait à un équilibre parfait propice pour la stabilité. Ceci est probable si Laurent Gbagbo réussit comme par le passé à résister à la Communauté internationale. Il faut aussi dire que l’ingérence contestable de cette Communauté internationale consolide les positions nationalistes de Gbagbo. Ce dernier a des arguments valables susceptibles de lui permettre de crier à l’injustice et à l’inégalité de traitement. D’abord, son adversaire s’est fait recevoir à l’étranger (Sénégal) entre les deux tours, ce qui pose un réel problème diplomatique non condamné par la Communauté internationale. Ensuite, on se souvient que son pouvoir démocratique avait été menacé en 2002 par des rebelles et les négociations étaient plutôt allées dans le sens de la cohabitation à travers entre autres les accords de Marcoussis ou d’Ouagadougou. Ces négociations l’ont contraint à partager son pouvoir. Il ne serait pas étonnant qu’il fasse valoir le même argument.
Scénario 4 : Le Président Gbagbo sombre dans la dictature. Pour ce faire, il lui faut arriver à pousser ses adversaires en exil et à contrôler l’invasion de la partie nord de Côte d’Ivoire à partir des pays voisins. Ce scénario n’est pas propice pour la prospérité du pays. Les tensions politiques et diplomatiques conduiront à une espèce de gangrène du système. Toutefois, le pays pourrait continuer à fonctionner à travers la coopération Sud-Sud. Il n’est pas sûr que les pays émergents jouent le jeu de la marginalisation de la Côte d’Ivoire qui dispose des arguments économiques solides à faire valoir en tant que producteur mondial privilégié du cacao, café et coton. De même, en tant qu’un des moteurs de la Cédéao, les autres pays membres n’oseraient pas mettre en œuvre un éventuel « embargo » issu du scénario 2. Il est probable que les prises de position en faveur d’Alassane Ouattara de l’Union africaine ou de la Cédéao soient purement et simplement des déclarations de solidarité ou des actes de conformisme à l’égard de la Communauté internationale. Ce ne seront pas les putschistes et les spécialistes du trucage des élections qui forment ces institutions africaines qui iront lui donner une leçon de démocratie.
Scénario 5 : La Côte d’Ivoire se divise en deux : le nord favorable à Ouattara et le Sud favorable à Gbagbo. C’est d’ailleurs ce qui se ressort de la carte électorale dès le premier tour. Il était tout du moins étonnant de constater la forte ethnicisation des votes dans le pays . Ce serait une vraie dérive démocratique qui consolidera le point de vue de ceux qui pensent que la démocratie électoraliste n’est pas un bon système politique compte tenu de ce que les «dragons de l’Asie » (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taïwan et Chine) qui étaient au même niveau que la Côte d’Ivoire dans les années 1960, se retrouvent aujourd’hui, par des voies non démocratiques, en train de jouer les premiers rôles sur la scène internationale. En effet, les plus pondérés pensent que la démocratie est propice pour « les mondes finis » comme l’Occident et que pour les pays en voie de développement, il leur faut un autre système (dictature éclairée) qui soit en mesure de permettre aux pouvoirs en place de mener des réformes structurelles (le plus souvent impopulaires et électoralement non payantes) nécessaires pour le développement.
Quel que soit le scénario en Côte d’Ivoire, l’opinion sera divisée entre ceux qui soutiennent mordicus le principe démocratique et ceux qui disent « tout sauf Félix Houphouët-Boigny ». Ce débat va rencontrer un autre en cours en Afrique Noire Francophone aujourd’hui sur la primauté ou non de la politique (démocratie) sur l’économie (développement). Il convient de rappeler que sur le plan scientifique, il n’y a aucune relation de causalité établie entre la démocratie et le développement. Donc, au moment où les relations internationales sont régies par la Realpolitik (primauté de l’économie dans les négociations), on peut se demander si les prochains leaders Africains ne feraient pas mieux d’emboîter le pas en faveur de leurs peuples. Le grand paradoxe reste que les Africains à économies agricoles continuent de mourir de faim ou que les pays africains riches en ressources naturelles sont encore les moins développés. Ce paradoxe devrait en tout cas orienter les réflexions sur l’Afrique contemporaine.
Enfin, il est à considérer que dans tous les pays démocratiques, le présidentialisme, le semi-présidentialisme ou le parlementarisme conduisent au populisme et aux guerres fratricides dans la course au pouvoir. On observe des dérives sérieuses par exemple en Belgique, en France ou aux Etats-Unis. Un système particulier dit « mixte » comme celui de la Suisse serait bien une solution de rechange. En effet, il est caractérisé entre autres par la direction du pays par un Conseil élu au sein duquel le pouvoir est rotatif. Cela a l’avantage de limiter les ambitions présidentielles perverses comme celles de la Côte d’Ivoire. Au sein d’un Conseil qui regrouperait tous les principaux leaders du pays dont Gbagbo, Ouattara et Bédié, on assisterait dans un tel cas à la participation des uns et des autres au décollage du pays. Il serait donc souhaitable que les libres penseurs se demandent plutôt s’il est normal qu’un leader qui capitalise 30 à 40% de voix n’ait pas son mot à dire dans la conduite des affaires de la Nation. C’est un biais de la démocratie électoraliste à méditer.
www.france24.com/fr/20080605-entretien-laurent-gbagbo-president-cote-ivoire-exclusif
www.revue-signes.info/document.php?id=1677
www.abidjan.net/elections2010/index.asp