Afrique: En Centrafrique comme, hier, en Côte d’Ivoire ?
A y regarder de près, le conflit en République centrafricaine est, à bien des égards, un remake de la crise ivoirienne. Les événements qui se sont déroulés en décembre en République centrafricaine ont finalement un air de déjà vu. Les similarités sont pour le moins troublantes avec la situation qui a prévalu en Côte d’Ivoire à partir du dernier trimestre de 2002. Profitant de l’absence du chef de l’Etat, Laurent Gbagbo, en visite officielle en Italie, de jeunes militaires ont essayé, en vain, de prendre le pouvoir avant de battre en retraite vers Bouaké, dans le centre, et de prendre le contrôle de la moitié nord du pays. Le président Gbagbo, rentré précipitamment de Rome, réussira à préserver son emprise sur ce que certains appellent encore aujourd’hui la « Côte d’Ivoire utile », un raccourci pour désigner une zone englobant Yamoussoukro, la capitale politique et administrative, une bonne partie de l’Ouest, dont le port cacaoyer de San Pedro, l’Est et, surtout, le Sud où plastronne la mégapole d’Abidjan.
En Centrafrique, au terme d’une offensive fulgurante, la rébellion de la Seleka (coalition, en sango) s’est appropriée l’essentiel d’un pays pratiquement deux fois plus grand que la Côte d’Ivoire, laissant au régime du président François Bozizé - maigre consolation - une bande de terre centrale menant directement à Bangui, « la coquette », surnom de ce gros village qui sert de capitale à la Centrafrique.
Jusqu’au dénouement de la crise ivoirienne, le 11 avril 2011, les rebelles n’ont jamais cédé une once de la portion du territoire qu’ils contrôlaient. On voit mal, dans ces conditions, la Seleka, rétrocéder, sans garanties et réelles contreparties, ses conquêtes au pouvoir central, au risque de fragiliser sa prééminence et de perdre son unique moyen de pression sur Bangui, d’autant plus que François Bozizé, qui a perdu une bataille et non pas la guerre, n’a sans doute pas dit son dernier mot. A l’image de Gbagbo, il contrôle l’agglomération où se trouvent concentrés les attributs apparents de tout pouvoir qui se respecte : le Palais de la Renaissance, le Parlement, les ministères, la radio et la télévision nationales, l’Aéroport international Mpoko et les chancelleries étrangères. Il conserve jusqu’à terme (2016) le fauteuil présidentiel, même si l’Accord politique de Libreville rétrocède nombre de prérogatives du « domaine réservé » au Premier ministre issu de l’opposition.
Laurent Gbagbo a eu plusieurs Premier ministres proches ou franchement de l’opposition : Seydou Elimane Diarra, Charles Konan Banny et Guillaume Soro. François Bozizé a dorénavant comme chef du gouvernement Me Nicolas Tiangaye, jusque-là coordonnateur des neuf partis politiques de l’opposition républicaine.
Abidjan a eu Charles Blé Goudé et ses « patriotes » du Congrès panafricain des jeunes patriotes (COJEP), des groupes d’autodéfense chargés de protéger la patrie (et Laurent Gbagbo) face au « diktat » des Nations unies et de l’ancienne puissance coloniale, la France. S’inspirant du précédent ivoirien, Bangui a également les siens, regroupés dans une Coalition citoyenne contre les rébellions armées (COCORA). Répondant aux mots d’ordre de leur chef, Lévy Yakité, ils ont, au plus fort de la crise, érigé des barrages dans la capitale, soumise, surtout la nuit, à leur bon-vouloir, avant d’en accepter le démantèlement dès l’annonce de l’arrivée sur place d’un fort contingent de soldats sud-africains.
Et ce n’est pas tout. A ses débuts, et avant de se fondre dans une structure unique baptisée les Forces Nouvelles, la rébellion ivoirienne était trigonocéphale : le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), le Mouvement populaire ivoirien pour le grand Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP), contrôlant, chacun, une principauté dans le septentrion et la région Ouest. Cette dispersion et les rivalités entre comzones (commandants de zones) susciteront de vives tensions, parfois accompagnées de purges violentes, à l’image de la liquidation, sans autre forme de procès, de Félix Doh, le chef de file du MPIGO, en avril 2003.
La Seleka a préféré, pour ce qui la concerne, partir à la bataille en rang serré, regroupée dans une coalition hétéroclite de six ou sept mouvements militaro-politiques. Pour autant, elle n’est pas épargnée par les velléités schismatiques et les querelles de chefs, comme en attestent les récentes algarades entre le porte-parole de la coalition, Eric Neris Massi, 41 ans, et le jeune coordonnateur et délégué pour l’Europe de la Convention patriotique pour le salut du kodro (CPSK, composante de la Seleka), Nelson Ndjadder, 22 ans. Cette passe d’armes à mettre sur le compte d’une question de préséance donne un avant-goût des tiraillements à venir.
Après avoir longtemps pratiqué l’omerta sur ses soutiens politiques et ses bailleurs de fonds étrangers, l’ex-rébellion ivoirienne admet désormais, mezza-voce, beaucoup devoir au Burkina, qui lui a servi de sanctuaire. La Seleka laisse planer, elle aussi, le doute sur tout ce qui touche à la genèse du mouvement, à ses parrains, au profil de ses différents chefs, l’origine des armes et des équipements qui lui ont permis, en quelques semaines, de prendre le contrôle d’une grande partie du territoire centrafricain. Certains évoquent, sans en apporter la preuve, la « complicité » du Soudan avec la rébellion et « l’ambiguïté » du Tchad vis-à-vis de François Bozizé, que Ndjaména contribua à installer par les armes au pouvoir en 2003, avant de se brouiller avec lui les mois précédents l’avènement de la Seleka. « Les prolongements extérieurs de la rébellion ivoirienne étaient identifiables, c’est moins le cas en République centrafricaine », analyse Albert Bourgi, professeur de Droit public à l’Université de Reims, au nord-est de la France.
Devant la foudroyante avancée de la Seleka, le président français, François Hollande, a clairement opposé une fin de non-recevoir à l’appel à l’aide de son homologue centrafricain. Jacques Chirac n’a pas fait autre chose dès l’annonce du coup d’Etat du 19 septembre 2002 en Côte d’Ivoire. Il s’est contenté d’appeler les protagonistes au calme et de demander à Laurent Gbagbo de venir en exil en France, comme pour bien signifier que le sort du turbulent président ivoirien était scellé. Refus poli de l’intéressé qui regagna Abidjan, en plein tumulte, non sans avoir lancé en direction des membres de sa délégation, à Rome : « Qui m’aime me suive ! » On connaît la suite…