Afrique: CHINUA ACHEBE N’EST PAS MORT
Chinua Achebe est mort. La nouvelle s’est répercutée dans les capitales de la littérature, dont l’arène internationale de la littérature africaine dans laquelle je me trouve actuellement, l’Association de littérature africaine, qui tient sa conférence annuelle à Charleston, dans la Caroline du sud. C’est ici sans doute, au milieu de tous ces professeurs de littérature africaine, indiens, américains, africains, européens, de ces multiplicateurs internationaux de la parole de l’écrivain africain, que la signification de la littérature africains est vivante.
Ici se trouve son cœur pulsif : comme racine morale. C’est que Achebe, qui est sans nul doute par son roman Le Monde s’effondre, est le fondateur de la littérature africaine moderne, le socle moral dont il s’agit ici. Il l’est du fait de son premier roman, qui est le livre africain le plus lu, vendu qu’il aura été en plusieurs millions d’exemplaires et traduit en plus de trente langues. Ce succès est un succès de constitution de la littérature africaine, car il aura donné à de nombreux écrivains africains un squelette dans leur formation – Ngugi wa Thiog’o, Tsitsi Dangarembga. Mais ce succès est surtout un de constitution de citoyens africains – Nelson Mandela que le roman de Chinua Achebe aura nourri dans sa prison est l’exemple le plus célébrant de l’auteur nigérian.
Cette histoire qui est architectonique, celle de la rencontre avec l’occident chrétien et violent, sera racontée en plusieurs variations littéraires par d’autres auteurs – dont Camara Laye, Cheikh Hamidou Kane – mais c’est la version de Chinua Achebe qui se sera imposée comme constitutive d’une conscience africaine nouvelle. Parce qu’elle aura pris les Africains à leur enfance, sur les bancs de l’école donc, que ce soit au village ou en ville, pour leur enseigner, dans un texte, dans un livre, qu’ils ne viennent pas de nulle part, et qu’ils sont des gens dignes – qu’un homme mythique dans leur passé s’est suicidé afin qu’eux, ne se suicident plus, ne se suicident pas dans la confrontation encore infinie avec l’occident hégémonique, mais inventent des modalités de survie, des possibilités de continuation de cette existence sans laquelle il n’y aurait plus d’Afrique. Voilà ce qu’est une position morale, fondatrice qu’elle est de la nouvelle éthique africaine : socle de la nouvelle civilité africaine, dans les lettres.
Cette civilité, paradigmatique, a été déclinée de plusieurs manières, par Achebe lui-même, par son engagement total et physique dans la guerre de sécession du Biafra, dans sa critique virulente de l’élite de l’Afrique indépendante, dans sa politisation. La politisation de la littérature elle-même aura été prise à partie par des écrivains qui, plus jeunes, sans doute recherchent leur propre position dans la nouvelle civilité africaine. Mais le socle est là, car combien seraient fiers sinon, de ne venir de nulle part, de grandir dans un vide constitutionnel ? Même citoyens de pays captifs et nés dans la violence, nous ne sommes pas des gens sans colonne vertébrale. C’est cela que Chinua Achebe nous a enseigné – notre constitution, dans le texte, dans le livre. Voilà pourquoi il n’est pas mort.