Affaire Bibi Ngota : Interrogations sur les commissions distribuées
Affaire Bibi Ngota : Interrogations sur les commissions distribuées
Par jean.francois.channon | Mardi 15 juin 2010 | Le Messager
Même si le déroulement actuel de la coupe du monde en Afrique du Sud occupe la plupart de l’opinion publique camerounaise, avec notamment l’entrée en jeu ce jour des Lions Indomptables face à l’équipe nationale du Japon, au sein du sérail politique camerounais, on est loin de reléguer au second plan des préoccupations relatives à « l’affaire Bibi Ngota » d’une part, et d’autre part à « l’affaire de la distribution des commissions » sur l’acquisition du bateau-hôtel « Rio Del Rey ». En fait, selon des sources bien introduites, les enquêteurs qui ont été commis par le chef de l’Etat pour faire la lumière sur les circonstances qui ont conduit à la mort en prison du directeur de publication du journal Cameroun Express, Bibi Ngota, après avoir déposé leurs premiers rapports, sont revenus à une interrogation essentielle. A savoir, dans le processus d’acquisition du bateau-hôtel baptisé « Rio Del Rey », y a-t-il eu oui ou non distribution de commissions à certaines personnalités de la République par l’administrateur directeur général de la Société nationale des hydrocarbures (SNH), sur instruction du ministre d’Etat secrétaire général de la présidence de la République ? Ou alors, de manière plus élargie, même s’il n’y a pas eu instruction formelle venant de la présidence de la République, y a-t-il eu quête et encaissements de prébendes dans cette affaire et par qui exactement ?
C’est en tout cas selon nos sources, le sens des investigations auxquelles s’attèleraient depuis quelques semaines, dans la plus grande discrétion, les fins limiers commis à la tâche. Et de sources sécuritaires justement, il se dit que dans les prochaines semaines, il ne serait pas exclu (au cas où le chef de l’Etat venait à donner son quitus) que les différents acteurs à tous les niveaux, ayant intervenu dans le processus d’acquisition du « Rio Del Rey » reçoivent la visite des enquêteurs. On pense au ministre d’Etat secrétaire général de la présidence de la République et président du Conseil d’administration de la SNH, Laurent Esso, et à l’administrateur directeur général (ADG) de la SNH , Adolphe Moudiki, dont la structure a initié le projet d’acquisition du bateau « Rio Del Rey ». Tout comme les nommés Dooh-Collins, Antoine Bikoro Alo’o, et Dayas Mounoume, intervenants dans le projet d’acquisition du bateau-hôtel et cités comme étant les principaux bénéficiaires des paiements des commissions. Une source, haute personnalité du sérail que Le Messager a approché pendant son enquête explique : « Dans cette affaire rendue fortement complexe, et devenue à la fois redoutable et intrigante, il y a encore des zones d’ombre qu’il conviendrait nécessairement d’éclairer ne serait-ce que pour la sérénité et la crédibilité du régime et de ses dirigeants. Le doute, malgré le caractère faux du document, persiste en ce sens que, à travers un faux document que détenaient des journalistes qui par la suite ont été appréhendés, se trouverait peut-être effectivement une vraie affaire qu’il serait nécessaire d’élucider. » Et de continuer : «On parle des commissions à distribuer pour un montant de 1.342.000.000 (un milliard trois cent quarante deux millions) de Fcfa. Il s’agit d’une forte somme que l’on dit avoir été distribuée à des serviteurs de l’Etat pour la plupart. Il faut bien que non seulement l’opinion publique qui se pose des questions depuis le déclenchement de cette affaire, avec tout son lot de drames et d’intrigues, soit parfaitement éclairée, mais aussi et surtout que le chef de l’Etat lui-même sache, (s’il ne le sait pas déjà) de quoi il en est exactement. Il y a trop de flou aussi bien dans les relations entre le secrétariat général de la présidence et la SNH , qu’entre le Conseil d’administration de la Snh et le secrétariat général de la présidence de la République. Il faudrait absolument rendre clairs les choses et les différents rôles. »
Imagination fertile
Une fois de plus, des sources proches de l’enquête, que le reporter de Le Messager a rencontrées évoquent « le rôle assez bizarre » qu’aurait joué l’actuel directeur général de la Maetur. Même si approchés, les proches du DG se refusent à tout commentaire. En tout cas à l’orée de cette affaire, Emmanuel Etoundi Oyono est en effet celui qui a reçu les journalistes Harris Robert Mintya Meka, Sabouang Yen Serges, Serges Hervé Nko’o et le défunt Bibi Ngota. Le rapport d’audition de police judiciaire affirme que d’après les quatre journalistes, l’ancien Dg du Port autonome de Douala serait resté « froid » lorsque ceux-ci lui ont présenté le document selon lequel le ministre d’Etat / SGPR instruit l’ADG de la SNH de procéder aux paiements en avance dans « les meilleurs délais et en toute confidentialité » des commissions aux personnalités ayant contribué à l’acquisition du bateau-hôtel « Rio Del Rey ». Chez les enquêteurs, et davantage dans le landernau politique camerounais, certains personnalités approchées, comme pour enfoncer Emmanuel Etoundi Oyono dans ce que beaucoup appelle « sa maladresse coupable » ont alors l’imagination fertile. Un hiérarque du système commente : «Ce qu’on peut se dire avec un peu de recul est que Emmanuel Etoundi Oyono a dû avoir vent des commissions qui seraient entrain d’être distribués à certaines personnalités après l’acquisition du bateau « Rio Del Rey ». Il se serait naturellement alors dit, qu’ayant été directeur général du Port au moment où le processus d’acquisition du bateau avait été lancé, il méritait bien de participer à la bouffe. Mais ayant été oublié au festin, et entrevoyant d’autres personnes que lui se lécher les doigts, un sentiment tout à fait humain, mais détestable, lui serait peut être venu à l’esprit, à savoir qu’il vaudrait mieux pour assouvir toutes ses rancœurs, contribuer à faire ébruiter l’affaire en passant par certains de ses amis d’une certaine presse à scandale. Toute affaire ténébreuse pourrait vraisemblablement être partie d’une idée aussi pourrie. Il reste maintenant à faire établir que les commissions ont effectivement été payées aux uns et autres ». Et c’est bien là la préoccupation actuelle des enquêteurs.
Une idée de la SNH
A titre de rappel, l’idée d’acquérir le bateau-hôtel « Rio Del Rey »est dès son origine celle de la direction générale de la SNH. Il était question face à la montée au milieu des années 2000 de l’insécurité maritime dans le golfe de Guinée, avec notamment des actes de criminalité et de piraterie maritime, de sécuriser l’essentiel de la production pétrolière du Cameroun qui s’y trouve. L’ADG de la SNH la soumet alors à la présidence de la République. En fin 2006 et début 2007, la présidence de la République approuve l’idée et demande à la SNH d’engager l’étude de faisabilité du projet. Le suivi du projet est naturellement confié au ministre d’Etat secrétaire général de la présidence de la République qui réunit alors tous les acteurs immédiats, à savoir les directeurs généraux du Port autonome de Douala et du Chantier naval industriel du Cameroun. Il se pourrait que lors des premières réunions techniques, le Chantier naval, après concertation avec le Port autonome de Douala aurait proposé son expertise pour la réalisation du projet au coût de 15 milliards de Fcfa. Mais pour des questions d’expertises multiformes et de sécurité, une réticence serait venue de la présidence de la République qui aurait alors plutôt préféré l’expertise turque. Toutefois, les responsables du Chantier naval et du Port autonome ont été cooptés dans une commission chargée de suivre la réalisation du projet, à savoir la construction effective du bateau. C’est pour cela que va survenir plus tard après la fin de construction du bateau en mi 2008, cette « affaire de paiement des commissions » aux différents experts et institutions ayant travaillé dans ce projet.
Eclairer l’opinion
Maintenant, s’il y a eu effectivement une affaire de commissions, étaient-elles réglementaires? À quels montants étaient-elles fixées et par qui ou par quels organes compétents? Ont-elles été effectivement payées, par quels processus et sur instructions de qui? Et enfin, combien a finalement coûté ce bateau-hôtel baptisé « Rios Del Rey »? Autant d’interrogations qui préoccupent les enquêteurs qui selon nos sources sont en ce moment sur le terrain. A la SNH, jusque-là comme le veut les habitudes, c’est un silence épais. Tout employé qui oserait aborder sans autorisation expresse de la haute hiérarchie de la maison cette affaire avec les médias, sait ce qui l’attend : la porte. Mais sous anonymat, un haut cadre consultant à la SNH assez proche aussi bien du ministre d’Etat Laurent Esso et l’ADG Adolphe Moudiki tente une explication. « Il faut savoir que le projet est celui de la SNH. S’il y a paiement de commissions, c’est la SNH qui les paye sur une décision du conseil d’administration. Mais il y a certainement une nuance utile à formuler ; à savoir que le Conseil d’administration ne peut pas instruire l’Administrateur directeur général d’exécuter une mission qui relève de ses compétences. Plus grave encore, le ministre d’Etat secrétaire général de la présidence ne peut pas écrire à l’Administrateur directeur général pour l’instruire de payer des commissions. Même s’il en est le président du Conseil d’administration comme c’est le cas. Il faut d’abord un vote du conseil d’administration. »
Il continue son commentaire en affirmant que, « sur le plan juridique, une telle résolution du Conseil d’administration de la SNH, pour être légale ne peux être signée que sur papier entête de la SNH qui est une société avec un statut juridique. J’ai de la peine à croire qu’on puisse associer le ministre d’Etat secrétariat général de la présidence de la République à l’administrateur directeur général à une telle manœuvre. Laurent Esso et Adolphe Moudiki qui sont deux magistrats chevronnés, ne sauraient aussi facilement tomber dans une telle combine, surtout en ces temps où l’on parle beaucoup d’Opération Epervier. Et puis, quand bien même le conseil d’administration de la SNH prendrait une telle résolution de payer des commissions à des tels montants, il est sûr que l’Administrateur directeur général se référerait d’abord au président de la République en personne. Je peux vous le dire, en termes de sorties extérieures d’argent à la SNH, Adolphe Moudiki n’obéit qu’à Paul Biya. Et à personne d’autre. »
Au final, il s’agit donc d’une affaire qui peut s’assimiler à une espèce de « cercle mafieux », et qui pour l’instant reste entièrement fermée, et quasi impossible de compréhension pour le simple citoyen, un peu comme semblait le faire comprendre en son temps, le défunt administrateur directeur général de la SNH , Assoumou Mvé. Même les enquêteurs qui ont en charge ce dossier savent bien qu’il leur sera difficile d’apporter le maximum d’éclairage pour eux même. A moins que Paul Biya, le chef de l’Etat décide pour information régalienne du peuple camerounais et l’opinion publique de lever tout le pan de voile qui l’entoure. Ce dont on peut sérieusement douter…