Achille Mbembe: «La Fécafoot est privatisée par une clique qui ne veut rien lâcher»

DOUALA - 07 FEV. 2013
© C. T. | Le Messager

"Le personnage est, pour le moins, pittoresque. D’ailleurs il ne parle de lui-même qu’à la troisième personne du singulier. Eto'o est l’un des hommes les plus riches du pays, il est persuadé de pouvoir tout acheter grâce à son argent. Mais hormis Eto’o ils n’ont personne d’autre. Ils n’ont pas su préparer la relève. "

Professeur d'histoire et de sciences politiques à l'Université de Witvatersrand (Johannesburg) et directeur de recherche au Witwatersrand Institute for Social and Economic Research (Wiser) à Johannesburg, Achille Mbembe s'est affirmé au fil de ses parutions, comme un des penseurs les plus féconds dans des domaines qui relèvent de l'histoire, de la sociologie et de la philosophie politique. Ses dernières parutions ne peuvent le réduire à l’unique problématique du courant postcolonial dont il se fait pourtant un des hérauts puisqu’il situe son intérêt pour ce courant au même titre que celui de bien d’autres chercheurs en considération de la situation historique et politique actuelle des pays anciennement colonisés. Essayiste de talent, il aborde bien d’autres domaines de réflexion qui posent sans cesse l’urgence de l’engagement de l’Homme dans la société. Alors que la Can 2013 entre dans la phase décisive de la finale, l'historien camerounais, en fin connaisseur du ballon rond, analyse sans fioriture, l'évolution du football africain et jette un regard critique sur la gestion du sport roi dans son pays. Morceaux choisis.

C. T.



L'élimination de la Côte d'Ivoire dès les quarts de finale de la Can 2013 est-elle surprenante?

Non, pas du tout. Les Ivoiriens jouent un football empourpré. Il leur a toujours manqué ce dont les Camerounais disposaient au début des années 2000, à savoir la volonté de puissance, une certaine explosivité sous-tendue par un véritable instinct de «tuer». Il est difficile de devenir champion en l’absence de cet instinct.


Comment expliquer qu’une équipe qui comporte autant de talents individuels ne parvienne pas à remporter le trophée?

Ces talents sont inégaux et, à la vérité, il n’y en a pas tant que cela. Il y a en revanche beaucoup de maçons et de charpentiers —des joueurs moyens dont la plupart exercent d’ailleurs dans des clubs européens moyens.


De grandes équipes sont absentes de la Can organisée en Afrique du Sud. L’Egypte, le Cameroun et le Sénégal n’ont pas pu se qualifier pour cette compétition…

Le foot égyptien subit les contre-coups du soulèvement révolutionnaire. Le Cameroun est devenu une obscène caricature. Véritable empire de la vénalité et de la prédation, tout ou presque y fonctionne à l’envers, dans le chaos, à la petite semaine. A cause des niveaux insupportables de corruption et d’improvisation, on ne les reverra pas de sitôt à l’avant-garde du foot africain. Le Sénégal peine à redémarrer malgré l’arrivée à maturité de quelques grands attaquants.


Un joueur comme Samuel Eto’o est-il un atout maître pour le Cameroun? N’exerce-t-il pas trop d’influence et ne finit-il pas par pénaliser son équipe?

Le personnage est, pour le moins, pittoresque. D’ailleurs il ne parle de lui-même qu’à la troisième personne du singulier. Eto'o est l’un des hommes les plus riches du pays, il est persuadé de pouvoir tout acheter grâce à son argent. Mais hormis Eto’o ils n’ont personne d’autre. Ils n’ont pas su préparer la relève. Bref, c’est l’enkystement. Le milieu est totalement pourri et il n’y a personne pour assainir le marécage. Des hommes à poigne comme Joseph Antoine Bell sont tenus à l’écart. La crise est structurelle. Il y a une structure du désordre volontairement cultivée qui empêche tout progrès et favorise la corruption. A tous les niveaux. Rien n’est fait selon des normes générales acceptées partout ailleurs. L’incertitude est manufacturée. Pris dans un tel réseau, les joueurs ne peuvent pas grand-chose.


Les interventions des hommes politiques dans les choix des entraîneurs ne sont-ils pas de nature à perturber les résultats de l’équipe camerounaise?

Chacun s’efforce d’instrumentaliser le désordre dans l’espoir de faire main basse sur le pactole. Quant à la fédération, elle est verrouillée, privatisée par une clique qui ne veut surtout rien lâcher. Il est vrai que ceux qui s’efforcent de les déloger ne sont pas, eux-mêmes, des enfants de chœur. Le spectacle du foot camerounais est un vrai bal de carnassiers.


Ces interventions sont-elles plus importantes que dans d'autres pays du continent?

Les effets d’enkystement sont nettement plus prononcés au Cameroun qu’ailleurs sur le continent. Cela tient à la structure du désordre à laquelle je viens de faire allusion. A la faveur du désordre, toute idée d’intérêt public est éviscérée. Et puisque l’improvisation est la sœur du désordre, aucune planification sur le moyen ou le long terme n’a lieu. On est tout le temps à la traîne parce que nombreux sont ceux qui en profitent.


Des nations réputées faibles telles que le Cap Vert, le Togo ou le Burkina Faso ont réussi un beau parcours.

C’est la fin des grandes hiérarchies. Objectivement, il y a un tassement des équipes, du moins sur le plan technique, celui du jeu, et celui des individualités. Dans ces conditions, les fédérations qui se professionnalisent prendront facilement le dessus.


Pour la première fois de l’histoire de la Can, sept des huit équipes qualifiées pour les quarts de finale représentaient l’Afrique de l’Ouest. Comment expliquer une pareille domination?

L’Afrique de l’Ouest renferme le plus grand vivier de footballeurs de tout le continent. De tous ceux qui pratiquent leur métier dans les championnats européens, elle compte le plus grand nombre. Elle bénéficie également de ce que l’on pourrait appeler «la prime diasporique». De nombreux jeunes bi-nationaux ayant été formés en Europe descendent de cette région. Tout ceci explique qu’elle bénéficie d’un avantage presque naturel sur l’échiquier continental. Il reste cependant à convertir cet avantage naturel en méthode rationnelle de travail et d’organisation.


Qu’avez vous pensé du niveau de jeu? Quelle équipe a offert le plus beau spectacle?

Le niveau de jeu est à peu près stationnaire. L’on note une relative convergence des styles. Très peu d’équipes pratiquent un jeu technique et tactique suffisamment complexe. Les facteurs athlétiques et physiques l’emportent sur le reste. L’absence de milieux de terrain créatifs est notoire. L’Afrique produit de moins en moins d’ailiers de taille et d’attaquants de race.

Synthèse de C.T. source slateafrique.com


07/02/2013
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