De la « chair » de boeuf à tous les coins et à toutes les sauces, le marché de viande d’Étoudi décline son identité dans la capitale camerounaise. Avec en bonus, des infirmes et des millionnaires. Le bétail du chagrin et du succès…
La maison des Etémé traîne sur le bord d’une ruelle défoncée derrière l’abattoir Sodepa de Yaoundé. Bicoque à la dérive, elle est ballotée au rythme tuant d’une mauvaise odeur dégagée par la rivière de sang provenant des installations de la Sodepa. Ce 20 août 2013, il y a un sujet qu’il est de bon ton de ne pas aborder. En tout cas, pas avec Mme Etémé. Des proches de la famille font état de ce que cette dernière est, depuis le 15 août 2013, jour de l’Assomption, actrice d’une mauvaise pièce qui n’a pas trouvé son genre : tragi-comédie ou drame ? Qu’importe ! Dame Etémé, 39 ans, a désormais le bras droit coupé à la hauteur du poignet.
Des miettes de vérité picorées au gré des réponses évasives montrent que c’est la triste conséquence de l’euphorie lors du « partage » d’un boeuf malade au marché de viande d’Étoudi. « Chacun voulait prendre beaucoup de viande et dans le cafouillage, un coup de machette a sectionné son bras », murmure tout bas une voisine. Ce qu’il faut retenir ici, c’est que pour cette « affaire », il y a eu un exécutant sans commanditaire avéré. Surtout que le boeuf malade était un « bien sans propriétaire ». Une enquête est en cours à la gendarmerie.
Vachement votre
Personne, mais alors personne ne l’avait prévu sur son agenda. Ce 20 août 2013, malgré ce « fait divers », il y a de la viande à tous les étages. Un bras coupé, cela ne désespère pas tout le monde. Huit boeufs malades ont vu leurs vies abrégées par des « bouchers ». Ce matin, les consommateurs sont intéressés. Les vendeurs sont ravis. Le marché explose, même si les négociations se jouent dans l’ombre. Une réelle intelligence a placé cet espace loin des regards des vétérinaires et des forces de l’ordre. Pour peu, on se croirait revenu à l’époque du maquis. Pourtant, il s’agit bien du marché de viande d’Étoudi, dans la capitale camerounaise. Avec ses allures de dédale, il est en train de se tailler une place parmi les grandes surfaces de la capitale. Son boom lui permet d’assumer son rôle de relais entre la Sodepa et le « quartier ».
La géographie et l’histoire l’y prédestinent. « Au cours des années, souligne Paul Mvogo, chef de 3e degré à Étoudi, des groupes ethniques variés se sont établis ici par vagues successives. Avec la falaise naturelle que voilà, les déchets peuvent facilement être évacués ». En effet, ils sont de nombreuses nationalités, les habitants de ce quartier : tchadiens, nigériens, maliens et camerounais. Des hommes et des femmes à la spécialité bien curieuse : tuer tous les boeufs jugés malades par les bergers et en vendre la chair. «C’est ce qui nous a amené ici », tranche Adama Falsou. A même le sol, des affichettes donnent le ton : « 500 fcfa, le tas », pour ce matin exclusivement. Pour ce matin aussi, le tas va au-delà du kilogramme. La magie de ce prix dérisoire réside selon Wadi Hassan dans « l’abondance ».
Jeune, W. Hassan est ici un homme de métier dont on vante la technicité. C’est lui qui tue généralement les boeufs malades sans s’encombrer d’efforts. « Je suis ici depuis 2004, dit-il. Quand un boeuf est malade, on ne le tue pas à la Sodepa. On m’envoie ça ici et je le tue. Parfois, les bergers abandonnent un boeuf et tout le monde tombe dessus. En désordre. C’est çà qui a coupé la main d’une femme l’autre jour ». C’est ainsi, en tout cas, que les choses se déroulent entre « l’abattoir conventionnel » situé en amont, et cet endroit régulé par le « bétail malade », en aval.
Versant économique
Et comprendre cela, c’est plonger dans l’actif économique du marché de viande d’Étoudi. L’argent y arrive, passe et repart, parce qu’il existe ici des conditions nécessaires et suffisantes pour cela. Ce qui ne nuit pas au plan de carrière : « Nous ne payons aucune taxe ni impôt, demain je vais aussi ouvrir une bonne boucherie », souligne fièrement Adama Falsou. Motif d’orgueil ? Peut-être. Son grand frère est passé par là avant de s’installer à Douala. Il a, à en croire Adama Falsou, glané beaucoup d’argent à cet endroit. Mais, cela n’est pas tellement distant de la matière de base : la viande malade autour de laquelle se font des héros, des légendes et surtout des millionnaires.
Au moins, d’une manière directe, c’est le « produit » qui construit une ligne d’argumentation compréhensible. « Nous ne sommes pas reconnus, relève Petit Ali, mais, poursuit-il, notre viande est aussi bonne que celle de la Sodepa. Les boeufs que nous tuons ici ont soit une patte cassée, soit de la gale sur la peau. » A l’évidence, et à l’instar de Petit Ali, tous les vendeurs sont soucieux de défendre et de fonder à raison leur business. Évitant de questionner la qualité de la chair destinée à la consommation humaine, ils sont nombreux à relativiser sa souillure. « C’est la peau qui est malade, mais la chair est bonne », indique Ousseni, dans une sincérité toute théâtrale. L’astuce consiste évidemment à installer l’obscurité dans la vigilance de ses nombreux clients, en ruinant au passage leur sens de discernement par le talent de vétérinaire d’une autre espèce. De fait, tout s’accommode avec une étonnante liberté de ton. Les clients achètent, les yeux fermés et sans crainte, car corrompus par les prix très bas en vigueur ici. Ce matin, neuf dames grouillent devant Ousseni, qui peut jouer sur deux cartes : « 300Fcfa le tas à toute personne qui en achète 10… et 400 Fcfa le tas à toute autre qui en achète 5. », clame-t-il. A l’examen, ces réductions spéciales indiquent bien que tout est fait pour restreindre les appréhensions et s’en débarrasser au plus vite. D’ailleurs, pour B. Monique, une cliente, « il n’y a rien à craindre ». Dans son rétroviseur, elle affirme qu’« elle s’approvisionne, ici depuis une bonne décennie et n’a jamais eu de problèmes ». Tout à côté, une autre dame se félicite de la parure prise par le marché ; elle dit avoir trouvé un si « bon marché pour les gagne-petit ».
A décrypter le jeu, on en connaît les contours. En coulisse, il se dit que « c’est au petit matin ou en début de soirée que les boeufs arrivent ». Ces deux moments constituent, selon Paul Mvogo, les espaces temporels de déploiement des activités des « bouchers ». « L’obscurité leur garantit une mobilité plus aisée et une plus grande faculté de dissimulation », reconnaît le chef. C’est dire si la banalisation de cet « abattoir » va de pair avec son inscription indifférenciée croissante dans le temps. En effet, de jour comme de nuit, le marché vit. Il vit d’autant plus que le commerce du « bili bili »y a trouvé son empire. Pour les consommateurs de cette bière à base de mil ou de mais, c’est « un bon coin ». Un bon coin longtemps disséminé et aujourd’hui bien visible. S’y ajoutent maintenant des coutumes alimentaires bien présentes, avec de bons restaurants.
Ainsi, si la cuisine n’a pas d’unité, des points communs existent cependant avec le produit de base qu’est la viande. Habiba, une vendeuse, signale qu’ « ici toutes les spécialités africaines sont appréciées ». Du kédjénou ivoirien (viande cuite à l’étouffée) à la viandesoupe d’arachides du Sénégal, en passant par le Zetti du Niger, il y en a pour toutes les gammes. De quoi parler de « paradis mondain ».