« MAIN BASSE SUR LE CAMEROUN » UN PAMPHLET EXECRABLE ?
« MAIN BASSE SUR LE CAMEROUN » UN PAMPHLET EXECRABLE ?
Le
texte ci-dessous qu’on délectera avec avidité à l’instar de ses autres
écrits politiques est la fameuse réplique que fit le grand Mongo Béti
aux petites bêtises du politologue français Jean-François Bayart à
propos de « Main basse sur le Cameroun, autopsie d’une décolonisation
», pamphlet qui fit tant trembler le régime françafricain de Georges
Pompidou. Il constitue le deuxième volet du mitraillage de l’auteur de «
L’Etat au Cameron » entamé avec l’article « Quand J.-F. Bayart crachait
sans vergogne sur « Main Basse sur le Cameroun ».
L'ERE DES KAMIKAZE
Le maître puise fatalement dans sa mégalomanie l'image qu'il se fait du
dominé, de l'ilote; rien d'étonnant si cette image est à la fois
méprisante et niaise, paradoxalement. Le colonialisme français était
sorti victorieux en 1960 des dernières phases d'une longue confrontation
avec les progressistes africains; il avait réussi à installer partout
des tyrannies à sa dévotion. Il s'était tout naturellement persuadé
qu'il allait avoir désormais une existence sans orage, puisqu'il venait
de se débarrasser définitivement de ses adversaires.
Ses agents auraient dû s'armer, d'une façon ou d'une autre, en prévision
des changements inéluctables; ils se sont abandonnés à la somnolente
facilité des usages consacrés, des préjugés en béton, des argumentations
en trompe-l'œil. En Afrique, on devait bien pouvoir venir à bout de
tous les obstacles par les moyens de basse police : terreur, corruption,
ruse, manipulation, intoxication, censure. Peu familiers de l'Histoire,
ignorant même celle de leur propre pays, comment auraient-ils connu
celle de ses lois inéluctables qui a tôt tait de dresser, dans toute
société, l'intelligentsia contre l'oppresseur ?
Main basse sur le Cameroun marque une date charnière dans l'histoire du
colonialisme français en Afrique. Pour la première fois, la domination
coloniale française (appelée désormais plus justement néo-colonialisme)
se heurte à une génération d'intellectuels ayant atteint ou, parfois,
dépassé la quarantaine sans que le système quasi esclavagiste ait réussi
à les domestiquer par la peur ou par la corruption. C'est une situation
fondamentalement nouvelle, que la bourgeoisie dirigeante française
n'avait jamais imaginée, et qu'elle va vivre dans des affres bizarres,
ni pathétiques ni grotesques, comme toutes les souffrances nées de
perversions inavouables.
Que s'était-il passé chaque fois jusque-là ?
Le Congo-Océan avant la guerre, les travaux forcés auxquels le
capitalisme colonial eut constamment recours, la répression du
soulèvement malgache en 1947, les massacres de Douala au lendemain de la
guerre, pour ne citer que quelques épisodes exemplaires, que
d'atrocités avaient émaillé la domination française en Afrique.
Mentionnés parfois, très rarement développés dans les ouvrages coloniaux
ou les médias de la bourgeoisie dirigeante française, détentrice du
monopole de la parole, ces événements avaient toujours été l'objet d'un
discours extérieur qui, par la force des choses, les dénaturait de
quelque façon. Il les édulcorait, quand il ne les passait pas sous
silence; au mieux il les conditionnait pour les couler dans le moule
d'idéologies où la défense des Africains n'avait que peu de part.
Et nos intellectuels, que faisaient-ils donc ? Car nous en avions, des
intellectuels! Ils étaient, conformément aux désirs du maître, chefs
d'État, ministres, fonctionnaires internationaux (nommés avec
l'assentiment de l'impérialisme). Bref, ils ne pouvaient se permettre de
déplaire à ceux auxquels ils croyaient tout devoir. Ils s'étaient donc
tenus cois, jusqu'en 1972, date où parut Main Basse sur le Cameroun. En
effet, dans quel ouvrage un écrivain africain francophone renommé
dénonce-t-il les massacres de Madagascar, les horreurs du Congo-Océan ou
la cruelle répression du R.D.A. avant 1972 ? Dans aucun.
Vous pensez bien que le maître devait se féliciter de cette abstention
et qu'il ne pouvait que l'encourager puisqu'elle lui laissait le champ
libre. A peine un talent émergeait-il, aussitôt ravi aux damnés de la
terre, il était soûlé d'encens, assourdi d'apothéoses, accablé
d'honneurs et d'argent, glacé de consignes du silence, muselé.
Quelle consternation quand parut Main basse sur le
Cameroun où, pour l'essentiel, étaient démontés les mécanismes,
éclairées les coulisses, révélées les intentions et les raisons d'Etat,
stigmatisés les complices de l'un des plus ignobles procès politiques de
l'histoire de l'Afrique. Dirigeants de l'opposition maintenus au secret
pendant plus de quatre mois sous des chefs d'inculpation extravagants,
drogués, torturés à loisir; un grand journal français orchestrant
froidement une campagne de haine contre des accusés avant même que leur
crime soit établi par l'instruction; de hautes autorités et d'éminentes
personnalités occidentales compromettant leur crédit en soutenant sans
vergogne un petit dictateur exotique; exécution sans délai des condamnés
sur la place publique à l'issue du procès, voilà une affaire qui ne
manquera pas de s'imposer aux générations futures quand elles voudront
choisir l'événement symbolisant le mieux la nuit néo-coloniale que nous
vivons. Comment les scribes accroupis du système ne s'efforceraient-ils
pas d'effacer de toutes les mémoires ce triste épisode et de faire
mentir le célèbre philosophe qui déclarait que nos actes nous suivent ?
Et qui était l'auteur de ce maudit livre ? Un homme qui, comme
l'écrasante majorité des intellectuels africains et à condition de
trahir sa conscience au service du maître blanc, aurait pu être
ministre, haut fonctionnaire international ou dignitaire de quelque
parti unique, rouler en Mercedes, se gorger de whisky, accumuler des
milliards dans le coffre-fort d'une banque suisse.
Qui, à la place d'un Jean-François Bayart, ne serait amer et tenté de
jeter l'anathème contre ce « pamphlet exécrable » et son auteur ? On
peut jongler avec la sensibilité d'un peuple, on peut détourner son
courage, mais on ne peut surprendre qu'une fois son intelligence. La
bataille est manifestement perdue; mais les généraux du fanatisme ne
désarment pas : alors, pour cette mission impossible, ils limogent les
combattants usés tels Philippe Decraene et font donner les chevaliers
hallucinés et délirants. Voici le temps des kamikazes.
« MAIN BASSE SUR LE CAMEROUN », UN CLASSIQUE
Qu'on ne s'y méprenne pas, ceci n'est pas un règlement de comptes. Je
n'en veux nullement à la personne de J-F. Bayart, dont l'outrage me fait
honneur, tandis que son éloge me livrerait à l'opprobre d'un soupçon de
connivence avec tout ce qu'il représente. Aussi imperturbable que la
caravane lui passe, je n'aurais pas cure aujourd'hui plus que de coutume
de ses jappements mercenaires; mais ses risibles élucubrations avaient
cette fois trouvé asile dans des colonnes où nombre d'honnêtes gens, et
particulièrement des Africains, voient à tort ou à raison la source
unique où éteindre de préférence et en confiance leur noble soif. Aussi
perfide et mesquine soit-elle, l'agression aura eu trop de témoins
estimables pour que mon dédain ne paraisse pas une dérobade.
Préludant à la récente visite de F. Mitterrand au Cameroun, J-F. Bayart écrivait dans Le Monde du 18 juin 1983:
« Mais, à tout prendre, elle (la propagande présentant l'ex-président
Ahmadou Ahidjo comme l'un des sages de l'Afrique) fait peut-être moins
injure à la réalité que l'autre mythe qu'a inspiré le Cameroun de M.
Ahidjo : celui d'une dictature personnelle, compradore et sanguinaire,
décrite par le meilleur romancier du pays, Mongo Beti, dans un pamphlet
exécrable, dont l'interdiction abusive par M. Raymond Marcellin, alors
ministre de l'Intérieur, assura la crédibilité auprès de la gauche
française. Par la complexité et la richesse de son histoire, le Cameroun
mérite mieux que ces clichés. »
Faisons rapidement justice de cette coquecigrue par quelques observations soigneusement choisies.
Au sujet des horreurs qui ont précédé l'avènement d'Ahmadou Ahidjo et
l'indépendance du Cameroun ou qui leur ont succédé, et s'agissant de
leur portée et de leur signification, cinq ouvrages sont aujourd'hui
considérés comme des classiques. Les voici : Le Cameroun, par David Kom
(Paris, Editions Sociales, 1971), Mandat d'amener pour cause
d'élections, par Abel Eyinga (Editions L'Harmattan, Paris, 1978), Main
basse sur le Cameroun, par Mongo Beti (Editions F. Maspero, Paris,
1972), [PAGE 5] Carnets secrets de la décolonisation, tome 2, par
Georges Chaffard (Editions Calmann-Lévy, Paris, 1968) et enfin Radical
nationalism in Cameroun, par Richard A. Joseph (Clarendon Press,
Londres, 1977).
C'est à ces ouvrages, et non à ceux de J-F. Bayart, que se réfèrent tous
les Camerounais, à l'exception des agents avoués ou occultes du
néo-colonialisme; c'est sur eux, et notamment sur Main basse sur le
Cameroun que se précipitent les Camerounais ayant le privilège de
débarquer sur le sol français, affamés d'information et de vérité après
le sevrage de la censure et de la propagande d'Ahidjo.
Quelles raisons expliquent la vogue et la crédibilité de ces ouvrages
auprès des Camerounais, qui sont les premiers intéressés donc les
meilleurs juges en cette affaire ?
Voici la première et sans doute la plus décisive de ces raisons : au
contraire de Jean-François Bayart et de ses amis, les auteurs des livres
mentionnés ci-dessus peuvent se targuer d'une indépendance totale à
l'égard des pouvoirs français et camerounais dont ils n'ont jamais reçu
aucun avantage, sous quelque forme que ce soit, argent, promotion,
facilités diverses.
Deuxième raison qui, en quelque sorte, dérive de la précédente : ces
ouvrages se sont imposés sans avoir jamais, contrairement à ceux de
Jean-François Bayart et de ses amis, bénéficié de la bienveillance des
médias du pouvoir ou de la bourgeoisie dirigeante française. Au
contraire, ils ont pâti de handicaps qui auraient dû les étouffer dans
un système' caractérisé par la tentation constante de marginaliser les
écrivains refusant les slogans de la politique africaine officielle :
Georges Chaffard est mort tragiquement peu après la parution de son
livre. Le livre de R. Joseph n'a pas encore été traduit en français (qui
est, ne l'oublions pas, la langue officielle des Camerounais). A.
Eyinga était interdit de séjour en France quand son livre fut publié à
Paris. Mon propre livre a purement et simplement été interdit par décret
ministériel et aussitôt saisi chez l'éditeur quelques jours seulement
après sa parution. Peu de gens savent peut-être aujourd'hui ce qu'il
fallut d'héroïsme pendant les septennats de Pompidou et de Giscard
d'Estaing pour parler en toute indépendance de l'Afrique dite
francophone et que la censure en ce domaine atteignit à une sorte de
frénésie.
Par parenthèses, parler d'interdiction abusive, c'est vraiment le comble
de la sottise; c'est en tout cas un piège verbal que Jean-François
Bayart aurait évité s'il n'avait été un déclamateur boursouflé au lieu
d'un esprit réfléchi. En laissant ainsi entendre qu'il est des
interdictions justifiées, il trahit le fonds d'intolérance et
d'obscurantisme qu'il partage avec ses pairs idéologues du
néocolonialisme.
Une troisième raison réside dans la véracité de ces ouvrages, laquelle
est mise elle-même en évidence par la convergence sinon l'unanimité de
leurs versions des faits, mais aussi par l'adhésion des lecteurs
africains. Parlons d'abord de l'accord des auteurs. Il faut préciser que
ceux-ci n'ont guère d'affinités entre eux. Les trois premiers cités
sont certes tous Camerounais appartenant à la même génération; mais
leurs options idéologiques sont très divergentes. Le quatrième nommé est
un Français, un ancien officier ayant servi en Indochine et qui s'était
reconverti dans le journalisme, un homme qu'il est légitime de classer à
droite. Quant au cinquième, c'est un Noir caribéen de langue anglaise,
venu aux problèmes africains par la voie de la recherche universitaire.
Ce que disent de concert ces cinq auteurs ? Que l'ex-président Ahmadou
Ahidjo fut une créature de Paris, qu'il fallut ensuite imposer au peuple
camerounais par la force et que ce processus tut éminemment sanguinaire
à chaque étape. Que cette version des faits soit la bonne, il suffit
pour l'établir de la confiance accordée à ces ouvrages par les
Camerounais de tous âges – les plus âgés parce que, ayant été témoins
des événements, ils en retrouvent avec satisfaction la fidèle
reproduction dans ces ouvrages, les moins âgés parce que ces exposés
recoupent les récits que leur en firent leurs aînés et leur rendent
intelligible enfin la situation où ils ont grandi et qui ne s'éclaire
qu'à condition de se rattacher aux violences des années soixante.
LA PARANOIA D'UN MERCENAIRE
J.-F. Bayart a un dictionnaire de son cru où sont qualifiées de clichés
les vérités historiques qui entravent son zèle de fruste thuriféraire
des dictateurs à royalties. Mais ses amis ne communient pas
universellement dans cette paranoïa. Dans un article de la même édition
du même journal, et voisin de surcroît du sien, Jean-Claude Pomonti ne
dédaigne pas, quant à lui, de faire quelques concessions aux thèses du
pamphlet exécrable. Comment interpréter autrement des expressions comme
celles-ci : «Etrange Cameroun, enfanté dans la douleur, mosaïque de
peuples réunis voilà un peu plus de dix ans sous la houlette d'un habile
autocrate... » Ou encore : « ... Etat unitaire en devenir et qu'on
imagine encore profondément marqué par les stigmates des pénibles
épreuves des années 1960. Les rebelles du début, les Bamilékés, réprimés
sans pitié, sont devenus d'invincibles commerçants sur la place de
Douala...» Ou encore : « ... que l'U.N.C. ne soit plus seulement le
relais du pouvoir central, avec sa police politique... ». Ou encore : «
... l'autocratie pratiquée pendant plus de vingt ans ». Etc.
Dans L'Express du 17-23 juin, un certain Christian d'Epenoux, qui ne
ménage pas la flagornerie dans l'éloge d'Ahidjo, allant jusqu'à le
qualifier de « géant », avoue pourtant : « L'atroce guerre civile qui a
précédé et suivi l'indépendance (1960) a laissé des traces. »
L'événement a inspiré à tous les journaux sérieux ce genre
d'appréciation et l'on pourrait citer cent phrases comme celle que l'on
vient de lire, prises dans des publications de diverses obédiences.
A n'en pas douter, Main basse sur le Cameroun est né de l'effort quasi
héroïque d'un écrivain pour offrir une information courageuse et
objective au public à propos d'une étape particulièrement douloureuse du
martyre auquel le peuple camerounais est soumis depuis bientôt
vingt-cinq ans, n'en déplaise à Jean-François Bayart et aux mercenaires
de plume de même acabit.
Voici bientôt vingt-cinq ans que les médias français et les porte-plumes
de la bourgeoisie colonialiste s'acharnent à embrouiller l'histoire
récente du Cameroun ou même à la récrire purement et simplement. Leur
dessein est de caviarder la responsabilité de la France dans
l'instauration du fascisme au Cameroun et dans la mort d'innombrables
Camerounais ainsi que la mainmise de Paris, sous couvert de coopération
et d'assistance technique, sur les leviers de commande politiques et
économiques du pays. Ils souhaiteraient qu'il ne soit jamais dit qu'un
[PAGE 8] véritable corps expéditionnaire français, dépêché par de
Gaulle, prit une part prépondérante dans les atrocités qui émaillèrent
les longues années de répression du mouvement révolutionnaire
camerounais.
Par malheur pour eux, il ne semble pas que jusqu'ici ces efforts aient
été fructueux, car les intellectuels camerounais veillent désormais :
ils ne permettront à personne, individu, organisation ou Etat, de
spolier nos Martyrs de leur sacrifice, ni de transformer les pires
criminels en héros.
Il est trop tard, mon cher monsieur J-F. Bayart, pour abolir Main basse
sur le Cameroun : mon livre a vaincu la persécution des gouvernements;
que redouterait-il de vos vaines et lilliputiennes imprécations ?
Mongo BETI
P.S. Texte écrit avant les développements récents, au terme desquels le
ci-devant dictateur cher à M. Jean-François Bayart vient de s'enfuir du
Cameroun où la population réclame qu'il soit mis en jugement pour ses
crimes. Si le ridicule tuait comme on l'en accuse, M. Jean-François
Bayart n'aurait plus que quelques jours à vivre.
[Source : Peuples Noirs Peuples Africains, N°34, 1983]