20 ans après:Où en est l’opposition camerounaise et pourquoi ?
Vendredi, 09 Juillet 2010 13:19
2011, c’est pour bientôt : vous vous en rendez compte ? Et cette échéance-là, figurez-vous, n’est pas spéciale au Cameroun par le seul fait qu’elle marque le sempiternel retour du rituel désormais lassant et fort peu démocratique chez nous de l’élection présidentielle. 1990-2011, cela fait, si je ne m’abuse, 21 ans ! Un enfant né en 1990 sera dans 6 mois indiscutablement majeur quels que soient le lieu et la législation considérés. La génération d’enfants nés en 1990, alors que s’enregistraient les premiers partis d’opposition de l’ère du Renouveau, est aujourd’hui faite de 74% de semi lettrés n’ayant pu atteindre le niveau de la classe de sixième, d’une poignée (moins de 3%) de diplômés de l’enseignement supérieur dont la majorité pourrit dans les petits trafics et magouilles du système informel tentaculaire, crève de faim dans les rues surchauffées par les milices sans pitié des Délégués du gouvernement ou sur les routes suicidaires de l’exil.
Leurs aînés, ceux qui avaient 21 ans en 1990, qui avaient cru comme l’on dit au chant des sirènes du changement et, espérant pouvoir se tailler, dans un univers déjà sans horizons un destin lumineux en contribuant à l’illumination de leur pays, avaient largué les amarres pour suivre sur les trottoirs, aux pieds des tribunes de fortune une escouade de politiciens de tous les calibres… que sont-ils devenus ? Désormais au-delà de la quarantaine, générations sacrifiées dynamitées de misère, décimées par le sida et les innombrables vices des sectes perverses, débris épars sur les routes des exils désespérés, rescapés qui se sont taillé à coups de magouilles de petits coins où ils vivotent en s’agrippant à l’instant pour exorciser l’angoisse des lendemains incertains, révoltés qui, à l’occasion, allument avec leurs cadets des feux sur les rues, sans doute pour incinérer leur colère en même temps que ce qui leur reste de vie… En 20 ans, autant de générations de Camerounais ont vu leurs espoirs s’engouffrer dans un tunnel sombre et interminable. Et même si les sirènes sont restées les mêmes, la magie de leur chant n’opère guère plus.
Au point où nombre de Camerounais, nécromancie suprême, se sont remis à scruter avec attention le discours établi, parce que comme le disait avec raison M. Kodock, quand l’on se noie, l’on s’accroche même au serpent. Pendant ce temps, Ni John Fru Ndi, Bouba Bello Maïgari, Adamou Ndam Njoya, Garga Haman Hadji, Jean-Jacques Ekindi et j’en passe…comme Paul Biya, sont toujours là ; comme lui ils ont su s’accrocher aux rênes du pouvoir partisan ou d’État ; comme lui, ils luttent avec un certain succès contre la nature pour un vieillissement le plus tardif possible ; comme lui ils collectionnent les anniversaires et assistent, patriarches imperturbables, placides et sans doute plus ou moins cyniques, aux défilés des générations que le désespoir escorte vers les vastes cimetières de la république sinistrée. 20 ans après, l’opposition camerounaise s’est si bien accommodée du pouvoir établi qu’ils ont fini par se ressembler comme des siamois. Comment les choses en sont-elles arrivées là ?
Il y a 20 ans, il ne faut pas l’oublier, tous ces messieurs qui en ont fait rêver plus d’un sortaient tout juste, à quelques introuvables exceptions près, du moule rigide du parti unique néocolonial. Quand dans les années 60 et 70 Ahmadou Ahidjo traquait les nationalistes, truquait les élections, bâillonnait l’expression et embastillait les libertés de toutes natures dans les geôles infectes et macabres de la BMM, nombre d’entre eux étaient de ceux qui planifiaient les traques et les trucages, dirigeaient les interrogatoires, prononçaient les sentences, signaient les arrêts, écrivaient les discours justificatoires et sabraient du champagne sur la tombe des victimes innocentes. Élevés à l’école de la dictature, entraînés à gagner leur pain dans la peur et la servilité par la flagornerie, l’intrigue ou la méchanceté, la plupart d’entre eux parlaient démocratie et liberté sans jamais les avoir jamais éprouvés véritablement.
La conjoncture internationale – le discours de La Baule, la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique – avait bien permis de mettre entre leurs mains les clefs de leur libération (l’instauration du multipartisme). Ils se retrouvèrent donc à la tête de partis dits d’opposition, un peu comme dès analphabètes égarés qui tombent sur une carte routière.
Quand M. Biya prêchait rigueur et moralisation en cultivant le népotisme et fermait les yeux sur les preuves accablantes de la corruption, tandis que par malles entières, les deniers publics hâtivement et judicieusement privatisés prenaient les chemins pour un exil doré aux fonds des coffres-forts à numéros des paradis fiscaux étrangers, nombres d’entre eux, naufrageurs impénitents du bien et des intérêts publics, étaient solidement arc-boutés à la manoeuvre et ne devenaient pas pour autant insomniaques quand, sous l’effet de leurs exploits, l’économie nationale tombait en ruines et que de ce néant surgissait, fantomatique, une armée de plus en plus importante de chômeurs et de désespérés.
20 ans après 1990, l’opposition camerounaise, de plus en plus réduite à ses leaders que le temps a épargnés, tourne encore en rond parce qu’aujourd’hui comme hier, elle ne semble pas plus savoir vers où elle veut aller, vers quel type de société elle veut conduire les Camerounais. Au-delà de programmes politiques sommaires, à caractère fortement propagandiste, combien d’entre ces leaders ont-ils publié un diagnostic sérieux et profond de la société camerounaise, avec des propositions claires même si discutables d’une voie de salut à suivre ? Même ceux d’entre eux que l’on peut considérer comme des intellectuels – on ne cite pas les contemporains -, et que les meilleures écoles d’ici ou d’ailleurs ont bardé de diplômes, ont pensé avec un silence étonnant et étourdissant ces 20 dernières années.
Et ce silence, souvent aussi bruyant que le vacarme des plateaux de la défunte émission «Expression directe des partis politiques représentés à l’Assemblée nationale », a investi les colonnes des journaux, les ondes des radios, les meetings de plus en plus clairsemés des périodes de campagne, l’absence de pensée profonde des générations de nos concitoyens. Étant entrés en politique sans avoir pensé leur action et leur ambition – sous levparti inique néocolonial ils n’étaient pas payés pour penser parce que l’on avait déjà pensé pour eux et ils n’avaient plus qu’à réciter et à s’exécuter – ils s’y retrouvèrent à agir sans penser, c’est-à-dire sans planification, sans rationalité pure ni même impure, la plupart du temps de manière brouillonne, et naturellement sombrèrent dans la confusion, incapables de discriminer une force d’une faiblesse, une opportunité d’une menace. Ils ont ainsi donné l’impression pénible que poureux, la politique n’était qu’un jeu de pouvoir sans conséquence, un jeu où tous les pions gagnés sont à la fin de chaque partie remis sur le tableau pour la partie suivante et des joueurs peut-être différents. Imaginez un médecin vétérinaire subitement affecté au soin des êtres humains sans recyclage préalable !
Non, il est grand temps que nos politiciens comprennent que la politique, à l’ère de la mondialisation marchande, est d’abord un marché. Et sur le marché politique, ce sont des entreprises politiques qui produisent et vendent des biens et des services politiques, à une clientèle politique dont les réactions obéissent aux lois de l’offre et de la demande. Et sur le marché politique comme sur n’importe quel marché, il faut choisir son créneau, sa clientèle cible, ses stratégies de conquête. Quel type de produit proposez- vous ? A quelle frange de consommateurs ?
Imaginez que sur un marché où les clients consomment malgré eux du poulet surgelé, vous veniez installer votre comptoir vide pour leur proposer… du changement : « Arrêtez ! Ne mangez plus du poulet surgelé ! je vous propose du changement ! ». Et les gens accourent, et trouvent votre comptoir… vide ! Que croyez-vous qu’il va se passer ? N’est-ce pas là la situation typique dans laquelle l’opposition camerounaise ces 20 dernières années s’est placée et a placé les Camerounais ? Ayant affirmé avec raison que le pays était gouverné dans la corruption, l’injustice et l’incompétence, ses leaders se sont présentés comme des redresseurs potentiels de torts, mais sans jamais dire comment ils allaient s’y prendre pour lutter contre la corruption, l’injustice et l’incompétence ambiantes. Sur un marché politique où ils étaient tout au plus détaillants, ils n’ont pas su convaincre ni les producteurs et les grossistes en amont, ni les consommateurs en aval.
Avec leur maigre capital initial, qu’ils n’ont pas su fructifier, et dans l’incapacité à intéresser les investisseurs potentiels, ils ont loué des comptoirs vides sur le marché et se sont retrouvés en faillite sans avoir, pour la plupart, véritablement démarré les activités. Absence de stratégies donc, mais pas seulement : toute stratégie s’inscrit dans une planification adossée sur le temps. La stratégie est en même temps une science militaire. Appliquée à la politique, elle rappelle que celle-ci n’est pas un jeu innocent, quoiqu’on en dise pour mystifier les ingénus. Sur le marché politique actuel qui est un théâtre guerrier, les uns entrent tandis que les autres sortent, le but étant d’occuper l’espace au besoin en éliminant dans n’importe quel sens du terme le concurrent et de monopoliser la richesse.
L’illusion la plus répandue dans notre champ politique actuel consiste à croire que l’on s’engage en politique pour conquérir, comme le voudrait l’idéal, les foules. En fait, au centre du jeu politique réel et non idéal, l’enjeu est la maîtrise de la richesse en vue d’une gestion d’un type donné, qui peut être capitaliste, socialiste ou autre. Le type de gestion que l’on entend mettre en oeuvre une fois la richesse conquise – et celle-ci peut être actuelle ou potentielle – détermine par avance vos alliés et vos adversaires qui quoi qu’on dise, sont très souvent vos ennemis. Et ce type de gestion ne les détermine justement que dans la mesure où il est énoncé a priori. C’est à ce niveau que sont d’abord placés les enjeux de communication. Les acteurs de ce champ compétitif sont de types finis, que l’on peut ramener à quatre : les religieux, les marchands (capitalistes), les militaires et les travailleurs (producteurs de richesses). Ici chez nous, l’on peut et doit ajouter à cette typologie les hégémonies traditionnelles.
Chaque entreprise politique qui s’installe sur le marché doit représenter à titre principal les intérêts d’un de ces groupes et à titre secondaire ceux d’un ou de plusieurs des trois ou quatre groupes restant considérés comme alliés. Quant à cette fiction que l’on appelle «peuple», elle n’existe pas sur un marché politique où la clientèle se caractérise essentiellement par sa différenciation. Et pour cette raison, la politique a depuis longtemps cessé d’être un passe-temps d’amateurs pour devenir une activité non seulement de professionnels mais surtout de spécialistes qui savent s’entourer de consultants, d’experts en stratégies de communication, en études de marché, recherche de financement, gestion de crises ou de stocks, en évaluation, etc.
Les partis politiques chez nous continuent pourtant à en faire une affaire tribale si ce n’est familiale. Qui a donc fait croire à ces politiciens de chez nous que le jeu politique n’est qu’un exercice solitaire dans lequel les autres, réduits au rang de foules, commodément appelés « peuple » pour mieux brouiller l’image, l’éthérer pour éviter de prendre envers cette entité désormais abstraite des engagements concrets, ne pouvaient servir que d’escabeaux pour une ascension personnelle ou familiale, à la toute rigueur tribale ? Cette génération-là, incompétente, désormais trop vieille pour se remettre à l’école, n’a même pas eu le bon sens de consigner son expérience, fûtelle faite avant tout d’échecs, pour la mettre au service de ses héritiers.
Comme ces vieillards sans sagesse que le monde global produit aujourd’hui en série, ils semblent tous redouter la malédiction du testament : tout se passe comme s’ils croyaient qu’il suffit qu’ils rédigent leurs mémoires pour que la mort, les trouvant préparés, fondent sur eux, eux qui n’aspirent à rien plus qu’à la durée si ce n’est l’éternité. Cette opposition-là, ainsi que le pouvoir établi à qui elle fait face, tant pis pour ceux qui croient encore en eux : ils ont vécu et il est temps qu’une nouvelle génération politique prenne le relais. Même si celleci ne sera pas forcément mieux formée au plan politique, du moins n’aura-t-elle pas à se défaire de vieux réflexes négatifs solidement enkystés.
*Enseignant écrivain
Source: Germinal n°060, 08 juillet 2010