Tribalisme dans nos Palais de Justice: Le glas d'une société en mal de valeurs et de repères

DOUALA - 14 MARS 2012
© DIDIER NGANKO | Le Messager

Il est des faits, fussent-ils qualifiés de faits divers, qui méritent toute l'attention et appellent à la vigilance de la nation entière. L'incident d'Ekounou en est un.

La scène se déroule devant la chambre correctionnelle du tribunal de première instance d'Ekounou à Yaoundé. Dans le boxe des prévenus, le nommé Vincent Sosthène Fouda, homme politique de son état et leader d'opinion. Poursuivi pour avoir pris part à une manifestation publique non autorisée de soutien à Vanessa Tchatchou, la jeune adolescente en détresse qui a perdu mystérieusement le bébé qu'elle venait d'accoucher dans une maternité à Yaoundé, il comparaît pour la première fois. Le juge publiquement manifeste son étonnement de voir le prévenu engagé dans une action concernant une bamiléké alors qu'il est béti. C'est une chronique animée par Jean Vincent Tchienehom sur les antennes de la Radio Equinoxe qui nous rapporte cette information. Disons-le tout de suite, ce qui a retenu notre attention, c'est l'attitude du juge. Ces propos au relent de tribalisme sont tenus dans le cadre d'un procès et en pleine audience par le juge de céans. Certes, c'est depuis longtemps un fait avéré, les différentes communautés ethniques au Cameroun ne cohabitent pas en bonne intelligence.

Pour autant, l'incident d'Ekounou est loin d'être banal. Cet incident donne toute la mesure du mal de vivre ensemble des Camerounais. Ekounou n'est pas un cas isolé. En voici un autre que nous avons vécu en direct. La scène se passe à Douala, dans une juridiction dite de droit coutumier. Le président du tribunal égrène la liste des affaires inscrites au rôle de son audience. Il marque une pause puis, sans raison apparente, s'excuse, sur un ton ouvertement méprisant, de ne pouvoir prononcer correctement les noms à consonance bamiléké. La scène se poursuit lorsqu’il ouvre les débats dans une affaire de divorce. Le mari, qui demande le divorce, est du département du Haut-Nkam et la femme de celui de la Menoua. La femme dit qu'elle n'a jamais été acceptée par sa belle-famille parce qu'elle n'était pas de leur village et que pour elle, c'est tout le motif du divorce que demande son conjoint. Et le président de s'étonner en s'exclamant qu'il croyait qu'il n'y avait que les bétis que les bamilékés n'acceptaient pas. Le ver est bien dans le fruit.

En faisant une entrée fracassante dans nos palais de justice pour s'installer désormais dans nos prétoires, le phénomène social du tribalisme prend une tournure nouvelle. Non pas tant qu'il en fût absent. Jusque-là discret et voilé, le tribalisme dans nos palais de justice est en train de monter d'un cran. Il s'affiche désormais à visage découvert, bravant la pudeur et la décence. Le délit de faciès ethnique rode. C'est toute l'institution judiciaire, le bien le plus précieux de la société, le bastion de la nation, qui est ainsi offert pour servir de termitière à ce fléau. Le prétoire ne s'embarrasse plus de pudeur, il ne s'embarrasse plus de décence. Le rubicon vient d'être franchi.

L'incident d'Ekounou n'étonne guère, si ce n'est des gens inattentifs. Il n'est en effet que le reflet parfait de l'état de la société camerounaise. Il faut le dire, la société camerounaise toute entière est gangrénée par le fléau du tribalisme. A longueur de journée, en toutes circonstances, dans les lieux publics comme privés, les Camerounais, se référant à leur appartenance ethnique respective, s'invectivent. Allez voir dans les rues, dans les bars, les bus et même dans les lieux de travail... «Vous, les bassa ! », « vous, les bamis ! », « les Bamenda !», « les Anglos-bamis !», «les Yaoundé ! », « les haoussas !»... Contrairement à ce qu'a affirmé un homme politique à la faveur des récentes émeutes de Deido, ces propos n'ont jamais été d'aimables et amicales taquineries pour rire. Ils ont toujours charrié avec eux du mépris, voire de la haine, à l'égard des communautés qu'ils désignent. Depuis quelque temps, l'ambiance est chaude comme chacun a pu constater.

L'Etat lui-même est pris en otage dans ces antagonismes grégaires. Rappelons-nous cet arrêté d'un ministre en charge des Affaires foncières qui avait interdit la vente des propriétés foncières y compris les propriétés privées des particuliers, au centre-ville de Yaoundé dans un rayon dont il avait circonscrit le périmètre. La mesure n'était valable que pour la ville de Yaoundé. Si vous comprenez quelque chose à la logique de cette décision, dites-le. Une chronique judiciaire nous apprend que dans ce pays un ministre de la Justice a réussi le tour de force de faire modifier un texte de loi en un temps record pour influencer le sort d'un procès en cours et venir en aide à un frère du village.

Les médias aussi ne sont pas épargnés par ce fléau du tribalisme. Des médias, notamment des chaînes de télévision parmi lesquelles, comble de forfaiture, les chaînes publiques, offrent leur plateau à des grands commis de l'Etat et à des notabilités traditionnelles pour stigmatiser des communautés ethniques. On a en mémoire la récente sortie du ministre des Finances stigmatisant toute une tribu au sujet des difficultés de gestion d'une entreprise de micro-finance. On ne joue pas avec les sentiments grégaires. L'éclatement sanglant de l'ancien empire yougoslave dans les Balkans, suffisamment édifiant à ce sujet, nous le dit sur un ton grave. Pour bien moins que ce qu'a fait ce ministre, des chaînes de télévision françaises, prenant leur responsabilité dans la société, ont décidé et l'ont fait savoir, de fermer l'accès de leur plateau à l'humoriste français Dieudonné Mballa. L'humoriste avait, dans un de ses sketchs, tenu des propos jugés antisémites et de nature à opposer des communautés nationales. Une altercation opposant deux gosses dans la cour d'une école maternelle a mis toute la France en émoi, jusqu'au président de la République. L'un des deux gosses avait traité son camarade de "sale juif". «Pour si peu ?», s'exclameraient les Camerounais. C'est à ces signes que l'on reconnaît une société vivante, maîtresse de son destin. C'est le fruit d'un encadrement politique adéquat de la société, le fait d'un leadership politique clairvoyant et visionnaire. Les sociétés caritatives dans ce pays-là n'hésitent pas à engager des procès en pareilles circonstances.

Comment comprendre l'indifférence des pouvoirs publics face à cette dérive généralisée ? Les pouvoirs publics ne sont-ils pas là pour constater les dérapages sociaux ? Ils ont le devoir, voire l'obligation de ramener les citoyens aux valeurs nobles d'humanisme et de la citoyenneté. Comment comprendre qu'ils ferment les yeux sur ces graves entraves susceptibles de dénaturer toute la société ? Le Cameroun est en proie à une véritable guerre tribale larvée que se livrent les différents groupes ethniques. Les différentes communautés ethniques s'épient, se regardent en chien de faïence et s'invectivent par médias interposés. Quelles sont les valeurs autour desquelles les différentes communautés ethniques au Cameroun ont accepté de poursuivre l'aventure dans laquelle les a engagées l'Administration coloniale de vivre ensemble et de construire un destin commun ? Ces communautés ont-elles accepté de se fondre dans une nation où seul est pris en compte l'individu-citoyen, abstraction faite des agrégats ethniques ?

Comment expliquer l'indifférence des Camerounais eux-mêmes, des sociétés civiles, des leaders d'opinion, face à cette dérive? Certes, la Commission Indépendante contre la corruption et la discrimination (Comicodi) a protesté conte l'attitude du juge d'Ekounou. C'est tout à son honneur. Elle est dans son rôle. Mais où est le corps judiciaire qui est interpellé au premier chef dans cet incident?


14/03/2012
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