Serge Alain Godong* : Paul Biya et la distribution publique d’argent

Donner du poisson plutôt qu’apprendre à pêcher, c’est faire un grand mal aux récipiendaires de cette charité : c’est les priver d’avenir. Décryptage

Au cours des récents mois, il a assez souvent été donné à Paul Biya de faire l’actualité par une série de démonstrations fortes, auxquelles pas grand monde ne semble avoir jusqu’ici prêté une quelconque attention : la distribution publique d’argent.

Pour cela, quatre opérations spéciales, apparemment disjointes dans le temps, mais fortement unies dans leur nature : les 3 milliards de CFA qu’il a « donnés » à presque 60 000 des étudiants les plus « méritants » des universités du pays ; 1 million de francs « dégagés » – par l’entremise du ministre de la Communication – par son gouvernement à l’occasion des obsèques de Bibi Ngota ; 100 millions « offerts » aux populations de Bogo pour les aider à faire face aux inondations qui ont ravagé leur région ; et les récents 10 millions « accordés» à la famille Njawe à l’occasion des obsèques de leur père.

A première vue, rien de plus normal : le président redescend (enfin) de son divin piédestal pour aller à la rencontre de toutes ces masses d’hommes et de femmes que le malheur tenaille dans une circonstance ou une autre. Il fait ainsi montre d’un minimum de solidarité, d’empathie et de compassion, dans le registre changeant des démocraties modernes où résonne de plus en plus le besoin de faire attention à la particularité et à la diversité des situations. Pierre Rosanvallon, politiste français, y trouve les ressorts de ce qu’il nomme la « démocratie de présence », nouveau substrat idéologique des régimes politiques modernes.

Ainsi voilà Paul Biya converti à un jeu qui, toute la durée de ses 27 ans de pouvoir, ne semble souvent l’avoir particulièrement préoccupé : devoir faire montre d’un sens du partage, d’une attention et d’une quelconque sensibilité aux épreuves de ses concitoyens. Une image assumée d’homme très supérieur, construite depuis le temps à bonne distance du « peuple ». Il y a chez lui, en tout temps, la posture rigoriste de la raison d’Etat (traduite même dans son vestimentaire), démiurge de la puissance du secret, d’une distance qui ne s’encombre d’aucune cosmétique particulière pour se montrer froidement commandante. Le tempérament y est certainement pour beaucoup, mais l’apprentissage a fait le reste. D’Ahmadou Ahidjo d’abord, son maître en la matière, mais aussi – dans la deuxième partie de son règne – de François Mitterrand à qui Jacques Pilhan, éminent conseiller en communication des années au pouvoir, conseillait de parler le moins possible, parce que, disait-il, le silence préparait le peuple affamé de la parole présidentielle, à de « très fortes intensités d’intervention ».

L’espace public camerounais s’est donc historiquement construit dans l’absence de son chef. Le président ne se déplace pas en province (sauf pour se rendre dans son village), ne reçoit presque personne, ne rend visite à personne, ne réunit pas son équipe de collaborateurs, reste silencieux au décès de ses compagnons de route, ne se montre sensible à rien. Ses exégètes disent à cet égard qu’il règne, mais ne gouverne pas. Trop occupé pour s’émouvoir du malheur de son entourage et de son peuple. L’homme a, à ce point, raréfié sa présence et conceptualisé ses apparitions que l’on se dit qu’il y a certainement une part de surhumanité en lui. Du coup, lorsque, de façon successive, il en vient à se préoccuper des inondations dans l’Extrême-Nord (alors que le crash de Kenya Airways à Mbanga-Mpongo par exemple a dû attendre plusieurs semaines avant d’avoir un communiqué officielle de sa part) et du décès de Pius Njawé (alors qu’une quarantaine de personnes sont récemment décédées d’un accident de circulation sur la route Yaoundé Bafoussam), on se dit forcément que quelque chose ne tourne pas rond dans la rationalité classique qu’on lui connaît. Alors, on tente de comprendre…

Et l’on retrouve Paul Biya, apôtre converti de l’exorcisme social. Qui allume sans cligner les feux de la catharsis de base, dans un sens qui tend à rendre hommage au malheur, pour mieux faire montre, aussi bien de sa solidarité à l’endroit de ces personnes que – surtout – de sa position de dernier recours au délabrement de sa société. La souffrance devient ainsi une mythologie à son service : il emprunte pour ce faire les formes les plus caricaturales d’intervention (le gouverneur qui, lui-même, prend la voiture pour aller distribuer des billets de banque aux villageois ; le ministre de la Communication qui, de façon tonitruante, reçoit le fils Njawe et lui remet – devant les caméras – une épaisse enveloppe kaki), pour donner une consistance purement politicienne et infiniment cynique au dévoiement et à l’instrumentalisation des prestations sociales de l’Etat. L’argent qui est ainsi « donné » n’est plus l’argent des Camerounais, mais bien l’argent de Paul Biya. La scène publique se retrouve polarisée par un nom, une action, une démarche qui n’aurait jamais dû relever de l’exceptionnel si l’Etat avait été, depuis, en situation de réagir comme un espace de production de l’intérêt général.

Car, outre les préoccupations électoralistes de 2011 sans lesquelles il n’est guère possible d’interpréter une telle surenchère, on peut aussi lire l’attitude de Paul Biya – d’un point de vue purement formel – comme un besoin (tardif) de se coller à ce que le retournement des démocraties contemporaines commande comme formes nouvelles de régulation de l’espace public. Le besoin, d’écouter le malheur de tous les citoyens, quels qu’ils soient, pour leur donner le sentiment, par un geste, une parole, un regard, qu’ils ont une existence équivalente à celle de tous les autres. L’idée est donc de véhiculer le message selon lequel ceux qui sont dans les ennuis ne seront pas abandonnés, relégués à l’oubli, niés dans leur prétention à jouir, comme tous les autres, de la parcelle de citoyenneté qui leur revient. Par la proximité du malheur, l’idée des stratèges présidentiels est donc de faire de leur homme un « prochain exemplaire », celui qui éprouve de l’empathie à l’égard des victimes et qui, à cet égard, s’implique, prend position, participe autant qu’il peut à l’anéantissement du désastre ambiant.

Les gestes de Paul Biya, qui auraient pu être tenus pour élégants, ne deviennent donc suspects que par leur profonde discontinuité avec la nature et les habitudes qu’on sait de l’homme. Dans la mise en œuvre de cette nouvelle façon de distribuer publiquement de l’argent, il y a en effet l’étalage d’une gestualité presque obscène du pouvoir, dans une sorte de sournoise satisfaction à humilier les récipiendaires de cette charité et donc – paradoxalement – à leur contester l’exceptionnalité (et même l’humanité) que leur confère pourtant leur malheur. Car, du moment où « aider » devient afficher, exhiber, obliger à se prosterner pour recevoir quelques billets de banque – la centralité des images de télévision en renforcent terriblement l’effet – il y a forcément une ruse extraordinaire qui consiste à ramener les gens à leur condition la plus primitive, quasi animale.

Le paradoxe est ainsi redoutable pour les étudiants par exemple, qui doivent se contenter de recevoir aujourd’hui une aumône de 50 000 CFA chacun, alors que rien ne leur garantit qu’ils seront en mesure de gagner le même montant – et donc d’assurer leur loyer, la ration de leur femme et l’éducation de leurs enfants – par eux-mêmes demain. Du coup, en parfaite logique avec la rationalité courtermiste du système, aucune forme d’effort n’est mobilisé pour consacrer à ces dizaine de milliers de jeunes les moyens minimaux (bibliothèques, moyens d’accès aux technologies nouvelles, connections internet et nouveaux médias, amphis et mêmes toilettes) qui, seuls, leur permettent d’envisager quelque émancipation sociale et économique dans un avenir plus ou moins proche.

Reste alors à savoir si, en fin de compte, Paul Biya se comporte comme ses concitoyens ou si ce sont plutôt ces derniers qui agissent comme lui. On sait que la distribution publique de l’argent a effet pris, sur ces vingt dernières années, des virages qui ont fait basculer l’ensemble de la société dans l’ère de deux de ses pires obscurantismes : la « feymania » et le « farotage » (les deux étant liés). A la première dérive, l’idée de construire de véritables bulles spéculatives autour d’un argent dont personne ne sait comment il a été gagné ; et à la seconde, faire de l’argent que l’on possède un imparable objet de domination et d’humiliation de son entourage, de par une obsession à ne le distribuer que publiquement – sur scène, en les décomptant soigneusement (exercice auquel s’est piteusement livré le gouverneur de l’Extrême-nord…).

En profondeur, il y a donc quelque chose de fondamental qui s’abîme dans la société camerounaise et que le président de la République a tort d’enraciner de la sorte. Donner de l’argent, comme il le fait et sur les modalités par lesquelles il procède, c’est tuer l’idée même d’intérêt général en accentuant encore plus le cynisme ambiant, qui veut que l’appareil étatique ne soit qu’un instrument au service de quelques uns – et notamment, de son chef (et que les plus forts humilient toujours les plus faibles). Les Camerounais méritent-ils cela? Non. Mais bien d’un chef qui leur construit un récit général, et qui ne se limite donc pas à intervenir par quelques coups isolés (techniques propres à la feymania). Le président doit s’inscrire à cet égard dans un projet de détermination des termes de la justice sociale, capables de transformer de fond en comble la production et la répartition des ressources rares dans l’ensemble de la société. Car, en n’intervenant – comme il le fait – que sur le théâtre des malheurs, des échecs et des fragilités les plus remarquables, il ne nous rassure guère sur sa capacité essentielle à faire le métier sur lequel on attend de lui quelques compétences : constituer une communauté nationale, arbitrer entre des différents intérêts et montrer la voie du bien, de sorte que les priorités autour desquelles se fédèrent ses concitoyens apparaissent d’elles-mêmes comme évidentes.

Quitte à le lui rappeler, faire de la politique consiste bel et bien à écrire un récit qui fédère sa communauté, et qui lui donne une identité, ce que Renan appelait un « principe spirituel ». Créer des espérances communes devrait donc être le travail principal de Paul Biya ; non pas distribuer de l’argent (que personne ne lui demande, du reste). Intervenir, comme il le fait, sur une série de petites situations disparates, c’est rendre suspicieux sur sa capacité à énoncer des règles de justice sociale, qui donnent à chacun Camerounais ce qu’Amartya Sen appelle les « capabilités » : c’est-à-dire, le pouvoir de prendre en main son destin et de lui donner la forme que chacun a raison de vouloir lui donner. La distribution publique de l’argent mise en œuvre comme technologie ultime de pouvoir, est une irréalité qui enferme son auteur dans son propre piège : celui d’un emballement des demandes particulières et d’un régime épuisé, devenu exégèse pathétique du mobutisme et bongoisme. Choisir de faire le plus facile – la distribution publique d’argent – c’est choisir aussi de disparaître par la voie la plus facile : celle qui ne laisse aucune trace.

* Economiste



25/08/2010
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