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25/01/2012 à 07h:50 Par Rémi Carayol, envoyé spécial

Abdoulaye Wade, le 23 décembre 2011 à Dakar. Abdoulaye Wade, le 23 décembre 2011 à Dakar. © AFP

Le chef de l'État sénégalais, Abdoulaye Wade vise un troisième mandat à l'élection présidentielle de février prochain, plaçant le pays sous haute tension. Le Conseil constitutionnel doit se prononcer sur la validité de sa candidature avant la fin de la semaine. Son obstination, envers et contre tout, est à l'image de ses douze années de pouvoir. La volonté de réformes est indéniable, la méthode à marche forcée plus critiquable.

Dans vingt ans, que restera-t-il d'Abdoulaye Wade ? Le monument de la Renaissance africaine, raillent ses opposants. C'est une blague, mais elle est loin d'être innocente. À bien des égards, l'édifice inauguré en grande pompe en avril 2010 en présence du gratin continental symbolise les deux faces de l'ère « Gorgui » : des idées et du volontarisme, l'ambition de laisser des traces, des rêves de grandeur, la quête de nouveaux bailleurs... Mais aussi une totale opacité sur le financement, une réalisation qui ne profite, pour l'heure, en rien aux Sénégalais, et un culte de la personnalité qui frise parfois le ridicule.

Cette statue de bronze mettant en scène un homme, une femme et un enfant regardant vers la lointaine Amérique du Nord est, selon la légende, sortie tout droit de l'imagination de Wade. C'est lui qui a trouvé un mode de financement original (et décrié) et qui s'est tourné vers un pays jusque-là ignoré (la peu recommandable Corée du Nord) pour la construire. Mais aujourd'hui, elle ne cesse d'alimenter la polémique. Les touristes l'ignorent. Les Dakarois, au mieux, s'en moquent, au pire, la vomissent. « N'y avait-il pas mieux à faire dans un pays où l'on manque de tout ? » se désole Yayah Manè, un vendeur d'objets d'art qui la contemple chaque jour depuis son étal situé dans le quartier de Ouakam. La rumeur parle de malfaçons. Elle ignore en revanche que dans la boutique située au pied de la statue, en bas des 198 marches, les futurs visiteurs pourront se procurer un livre vendu 30 euros : Les Mathématiques de l'analyse économique moderne, signé Abdoulaye Wade... « Nous avons là l'exemple parfait de la mégalomanie de Wade », persifle l'un de ses principaux opposants, celui qui fut le premier de ses six Premiers ministres, Moustapha Niasse.

Il jouit d'une certaine popularité dans les campagnes, mais polarise les critiques à Dakar.

S'arrêter sur ce seul symbole serait réducteur. En douze ans, Wade a considérablement modifié le visage du Sénégal. Les chiffres parlent pour lui : entre 2000 et 2010, le taux de croissance (+ 4 %) a été supérieur à celui de la décennie précédente, l'inflation a été maîtrisée, les recettes budgétaires ont augmenté... Des milliers d'écoles ont été construites. Le pays comptait 220 collèges et 48 lycées en 2000, il y en a respectivement 749 et 134 aujourd'hui. De nombreux dispensaires ont également été ouverts, le taux de mortalité infantile a baissé, l'accès à l'eau potable augmenté. Le pays a diversifié ses partenaires financiers. En précurseur, Wade s'est tourné vers les nouveaux riches arabes et asiatiques. Il a également fait de l'agriculture une priorité, via la Grande Offensive agricole pour la nourriture et l'abondance (Goana).

Au pinacle en 2000

Et il y a tous ces grands travaux censés faire passer le pays dans le troisième millénaire : la corniche à Dakar et les hôtels de luxe qui vont avec, le port de Dakar façonné à la sauce Dubaï, l'aéroport Blaise-Diagne, l'autoroute, les nombreuses routes secondaires... Incontestablement - et même ses opposants en conviennent -, Wade s'est donné les moyens de faire du Sénégal un hub régional. « C'est un visionnaire et un homme de conviction », dit de lui un de ses anciens collaborateurs passé à l'opposition.

Mais à Dakar comme ailleurs en Afrique, c'est toujours le même refrain : « Le bitume, ça ne se mange pas. » Si dans les campagnes Wade jouit encore d'une certaine popularité, dans la capitale (plus de 3 millions d'habitants, le quart de la population du pays) il polarise la déception. Le chômage reste élevé et la débrouille constitue toujours la règle. Ceux qui l'avaient porté au pinacle en 2000 étaient pour la plupart de jeunes électeurs en quête d'espoir... et de travail. Beaucoup sont restés à quai. Les innombrables délestages n'ont fait qu'exacerber la colère. Aujourd'hui, Wade ne peut plus se présenter comme le candidat du Sopi (« changement », en wolof). Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la coalition de partis qui le soutient a, en septembre dernier, troqué le nom d'Alliance Sopi pour toujours (AST) pour celui, moins romantique, de Forces alliées 2012 (FAL)...

Mais le principal grief est ailleurs : « Wade a sapé les fondements de la République. » Ce n'est pas n'importe quel adversaire politique qui s'exprime. Il s'agit d'Aminata Tall, 62 ans, dont trente passés aux côtés de « Gorgui ». Celle qui fut plusieurs fois ministre puis secrétaire générale de la présidence a rompu avec fracas en avril 2011. Aujourd'hui, à l'instar des Idrissa Seck, Macky Sall et autres cadres d'un Parti démocratique sénégalais (PDS) en pleine déliquescence, elle ne reconnaît plus l'opposant qui l'avait séduite. C'était alors « un homme ouvert au dialogue, à l'écoute de ses collaborateurs, qui avait une haute idée de l'être humain et était soucieux d'une justice ». Mais le pouvoir « l'a grisé », accuse-t-elle. « Il n'écoute plus que ceux qui vont dans son sens. Pour lui, l'homme est devenu une chose à manipuler » et la politique « un art de la ruse ».

Scandales

Au Palais, on ne compte plus les intrigues, les disgrâces, alors que les « cadeaux » quotidiens offerts aux visiteurs alimentent la gazette. « Wade, accuse un proche, pense que tout s'achète. Il dit que les Sénégalais ne croient en rien si ce n'est à l'argent. » Aujourd'hui, il incarne ce Sénégal coupé en deux : d'un côté la corniche, ses villas, ses milliardaires ; de l'autre la banlieue et ses habitants, qui peinent à survivre entre insécurité et inondations. Mais il n'est pas seul responsable.

« Il a hérité d'une situation dramatique après quarante ans de socialisme », plaide Amadou Sall, son porte-parole. Certes, mais les électeurs ont du mal à se souvenir de ce qu'était le pays il y a douze ans. Et ne retiennent que les scandales à répétition. Tout le monde se rappelle par exemple l'affaire Segura, du nom de ce représentant du Fonds monétaire international (FMI) qui s'était vu remettre, le jour de son départ, une somme rondelette (87 millions de F CFA, environ 132 700 euros) dans une mystérieuse valise. Comme du temps d'Abdou Diouf, la justice a été utilisée à des fins politiques - les magistrats s'en plaignent régulièrement. Les institutions ont été ébranlées, dénonce le juriste Babacar Gueye (lire interview). En changeant de ministres aussi souvent que de chemise et en faisant de la réforme constitutionnelle un exercice semestriel, le président a contribué à désacraliser sa fonction. Pour nombre d'observateurs, la candidature du chanteur Youssou Ndour est l'expression de ce phénomène - « Tout le monde se croit capable de diriger le pays », regrette le journaliste Cheikh Fadel Barro, leader du mouvement de jeunes Y'en a marre.

Si le scrutin conduit à des affrontements, son bilan définitivement entaché.

Sa supposée volonté de transmettre le pouvoir en héritage à son fils a été plus mal perçue encore. Si son entourage (à commencer par le principal intéressé, Karim Wade) nie ce projet de « dévolution monarchique du pouvoir », tous ceux qui l'ont quitté ces derniers temps, Cheikh Tidiane Gadio, son ministre des Affaires étrangères de 2000 à 2009, et Aminata Tall en tête, en sont convaincus. « Wade se croit supérieur. Et le seul à même de continuer son oeuvre, à ses yeux, est son fils », regrette un de ses collaborateurs.

« Un battant »

Les Américains le présentent, dans leurs câbles diplomatiques (révélés par WikiLeaks), en véritable mégalo. Ils ne sont pas les seuls. « Tout doit tourner autour de sa personne », peste Moustapha Niasse. « Wade est hanté par Senghor. Son objectif absolu, c'est de rester dans l'Histoire », analyse le politologue Babacar Justin Ndiaye. Il « se considère comme étant de la même race que les grands chefs d'État africains tels que Julius Nyerere ou Nelson Mandela », jugeait un diplomate américain en avril 2008. Son plus grand rêve ? Obtenir le prix Nobel de la paix...

Casamance, un échec retentissant

C'est l'échec le plus cuisant, et Wade le reconnaît lui-même : le processus de paix en Casamance reste au point mort. « J'avais dit à l'époque qu'il y en avait pour quelques mois pour résoudre le problème. Je le croyais. Malheureusement, ça n'a pas été le cas », a-t-il admis sur RFI début janvier, avant d'attribuer la responsabilité de l'échec à Salif Sadio, un des chefs de la branche armée de la rébellion. Mais pour nombre d'acteurs de ce conflit vieux de vingt-neuf ans, le président porte lui aussi une part de responsabilité. La stratégie adoptée en 2000 - diviser le mouvement en envoyant des émissaires afin de mener des négociations en coulisses, et écarter les pays voisins, la Gambie et la Guinée-Bissau, des pourparlers - est un échec. Les attaques mortelles contre les postes militaires se multiplient (plus de 20 soldats ont été tués entre décembre 2010 et mars 2011), les pillages aussi, et le marasme économique perdure. Face à la recrudescence des violences, Wade a dû se résoudre à demander l'aide des voisins bissau-guinéen et gambien. Un peu tard. R.C.

Les Américains l'ont dépeint comme un Machiavel des temps modernes, un homme qui « use de tous les moyens possibles pour rester en place », comme l'a montré sa tentative (avortée) de changer le mode d'élection en juin dernier. « Diouf était un technocrate froid. Wade, c'est l'indigène qui accède au pouvoir : il se fiche des institutions. C'est un voyou, un voyou génial », assène en écho un observateur de la vie politique qui l'a régulièrement côtoyé ces dernières années. À ce titre, le PDS lui ressemble furieusement : c'est un parti prêt à tout pour gagner. Un de ses cadres le reconnaît sans vergogne : « S'il n'y avait pas de contrôle, évidemment que nous bourrerions les urnes. »

Wade n'a que faire de ces critiques. Au contraire, elles le font avancer. « C'est un battant », dit de lui Cheikh Diallo, qui s'occupa de sa communication lors de sa campagne victorieuse en 2007 et se dit aujourd'hui impressionné par l'énergie qu'il dépense, à bientôt 86 ans. « Il adore être en campagne. » Est-ce pour vivre une dernière montée d'adrénaline qu'il a décidé de se représenter, après avoir juré le contraire ? Ou ne fait-il que céder aux pressions de ces proches qui, selon plusieurs habitués du Palais, craignent de voir s'envoler leurs privilèges en cas d'alternance ou, pis, d'avoir affaire à la justice ? Malgré les discours rassurants de son entourage, selon lequel « le Sénégal ne peut pas tomber dans la guerre civile », il n'ignore pourtant pas les risques. « Sa candidature est un danger pour le pays, tous les signes avant-coureurs de la Côte d'Ivoire sont réunis. Quelle que soit la décision du Conseil constitutionnel [sur la validité de sa candidature, NDLR], elle risque de plonger le pays dans la crise : si la candidature est invalidée, la majorité présidentielle se retrouve sans candidat ; si elle est validée, les risques d'affrontements sont réels », répète Gadio à travers le monde depuis plusieurs mois.

S'il ne se trompe pas, alors le bilan de Wade sera définitivement entaché. Les succès engrangés ces douze dernières années pourraient s'envoler en fumée en quelques jours. Tout dépend, à vrai dire, de la validation ou non de sa candidature par le Conseil constitutionnel - verdict attendu fin janvier ; des heurts qui pourraient en découler de part et d'autre ; de la transparence du scrutin présidentiel, dont le premier tour est fixé au 26 février. Bref, de l'état dans lequel il laissera la démocratie, cette fierté sénégalaise dont il a hérité il y a douze ans après sa victoire triomphale sur Abdou Diouf. C'était le temps de l'espoir.


Casamance, un échec retentissant

C'est l'échec le plus cuisant, et Wade le reconnaît lui-même : le processus de paix en Casamance reste au point mort. « J'avais dit à l'époque qu'il y en avait pour quelques mois pour résoudre le problème. Je le croyais. Malheureusement, ça n'a pas été le cas », a-t-il admis sur RFI début janvier, avant d'attribuer la responsabilité de l'échec à Salif Sadio, un des chefs de la branche armée de la rébellion. Mais pour nombre d'acteurs de ce conflit vieux de vingt-neuf ans, le président porte lui aussi une part de responsabilité. La stratégie adoptée en 2000 - diviser le mouvement en envoyant des émissaires afin de mener des négociations en coulisses, et écarter les pays voisins, la Gambie et la Guinée-Bissau, des pourparlers - est un échec. Les attaques mortelles contre les postes militaires se multiplient (plus de 20 soldats ont été tués entre décembre 2010 et mars 2011), les pillages aussi, et le marasme économique perdure. Face à la recrudescence des violences, Wade a dû se résoudre à demander l'aide des voisins bissau-guinéen et gambien. Un peu tard. R.C.



29/01/2012
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