Pius Njawé : Né pour combattre- Au nom de notre amitié

Durant son existence, Pius N. Njawe n’aura pas connu une vie du tout aisée. Que ce soit comme journaliste, parent ou simplement comme citoyen, tout n’aura été que douleur et combat.D’aucuns vont même jusqu’à prendre leurs rêves pour des réalités. Ils affirment que désormais, ils vont dormir tranquillement parce que tu n’es plus. Mais, savent-ils seulement que tu n’es pas mort ? Qu’ils se le tiennent pour dit : Tu as tracé une « ligne de résistance ». Nous résisterons à « toute mutilation anthropologique », pour reprendre les mots de Fabien Eboussi Boulaga. Tu peux compter sur nous. Comme tu le sais, nous avons choisi de vivre libres dans un taudis en mangeant du pain que d’être esclaves dans un château en mangeant des gâteaux. Repose-toi en paix,

 

Au nom de
notre amitié

 

Je suis sans voix depuis l’annonce de ton décès survenu des suites d’un accident de circulation à quelques encablures de Virginie, aux États-Unis où, nous dit-on, après avoir été associé à des compatriotes pour penser l’avenir du Cameroun, tu allais rendre visite à ta fille. Les grandes douleurs sont muettes. Je n’ai pas envie de spéculer sur la question de savoir s’il y a une main diabolique derrière ta disparition subite. Dans ce plan d’existence où tu nous as laissés, tu étais en mission.

Tu avais d’ailleurs pris conscience de celle-ci et t’y étais engagé sans réserve pour son accomplissement. Le Fabricateur Souverain a décidé que cette mission, parmi nous qui te suivrons un jour, est terminée. Comme il avait décidé que celles de Martin Luther King, de Mohandras K. Gandhi, de Um Nyobé, d’Ernest Ouandié, d’Osendé Afana, de Félix Moumié, des pères Engelbert Mveng et Jean-Marc Ela, de Patrice Lumumba, de Steve Biko, de Norbert Zongo, de Jean Helen, d’Aimé Césaire, entre autres, étaient terminées. Aujourd’hui, je peux bomber mon torse, taper ma main droite sur ma poitrine et me vanter d’avoir été un des tiens. Nos relations étaient discrètes. Nous les avions voulues ainsi. De cette manière, nous étions efficaces.

Ce qui me chagrine, c’est la lourde charge que tu nous laisses. Souviens-toi de notre entretien, quelque temps après ma sortie de prison, au coeur de la nuit, à ton hôtel sis non loin de ce « machin » dénommé Elecam, visiblement érigé pour confisquer le vote des Camerounais épris de changement. Pendant plusieurs heures, nous avons parlé de tout : de la situation de notre pays, de celle de la presse, des fondés de pouvoir qui nous dirigent et nous tiennent captifs de nos instincts de conservation, de ceux qui aspirent à gouverner notre beau pays le Cameroun, de nos ennemis, de nos amis, de nos projets. Peut-être n’avais-je pas compris le sens de tes propos ce soir-là. Sept fois, tu avais répété : « nous ne devons pas lâcher ». Cinq fois tu avais dit : « Même si je ne suis pas là, vous devriez continuer le combat. C’est important pour nos enfants.

C’est vital pour le Cameroun ». Pourquoi sept fois ? Pourquoi cinq fois ? Les spécialistes des mathématiques divines nous disent que 7 et 5 font 12 donc 3 qui, chez les chrétiens représente le Père, le Fils et Saint-Esprit qui, à leur tour, fusionnent dans l’Un (1). En Égypte ancienne ne disait-on pas que j’étais trois, je suis devenu un? Voulais-tu m’indiquer la date fatidique ? Aujourd’hui je comprends, c’était ta façon de nous dire au revoir. Comme le laboureur et ses enfants, tu m’as invité à ton hôtel. Tu m’avais parlé sans témoin. Ni Momo, un de tes fidèles, qui m’avait amené au lieu du rendez-vous dans sa voiture et qui m’avait ramené chez moi tard dans la nuit, ni ton chauffeur n’étaient présents. Le bal des caméléons que certains de tes ennemis organisent autour de ta dépouille nous fait sourire.

D’aucuns vont même jusqu’à prendre leurs rêves pour des réalités. Ils affirment que désormais, ils vont dormir tranquillement parce que tu n’es plus. Mais, savent-ils seulement que tu n’es pas mort ? Qu’ils se le tiennent pour dit : Tu as tracé une « ligne de résistance ». Nous résisterons à « toute mutilation anthropologique », pour reprendre les mots de Fabien Eboussi Boulaga. Tu peux compter sur nous. Comme tu le sais, nous avons choisi de vivre libres dans un taudis en mangeant du pain que d’être esclaves dans un château en mangeant des gâteaux. Repose-toi en paix,

Cher Ami.
JEAN-BOSCOTALLA

 

Une fin tragique

 

La fin tragique et douloureuse du Président du Free media group, entreprise éditrice du quotidien Le Messager dont il était par ailleurs le directeur de la publication, est à l’image de l’existence que Pius N. Njawe aura menée. Il aura en effet affronté une adversité plurielle dès sa naissance. Né le 04 mars 1957, à Babouantou dans le département du Haut-Nkam, région de l’Ouest, Pius Noumeni Njawe doit, dès l’entame de sa vie, se battre contre le destin.  Du fait des troubles sociopolitiques ayant précédé l’indépendance, son père abandonne le jeune Pius pour prendre la route de "l’exil intérieur". Il meurt quand il a neuf ans. Dès lors, Njawe se débrouille tout seul et obtient son Cepe en 1968. Départ pour Douala, puis inscription dans un collège de la ville et abandon des études, quatre années plutard, faute de soutien financier.


A partir de cet instant, il signe son entrée dans la vie active. Première activité, garçon de course, entre 1972 et 1974, dans le journal Semences Africaines, crée par René Philombe et un groupe d’amis. "Je me suis intéressé très tôt au métier de journaliste", se confiait-il en 1991, à son confrère de La Nouvelle Expression. En 1974, Semences Africaines est contraint à la fermeture du fait de sa ligne éditoriale impertinente pour la classe politique dirigeante de l’époque. Du coup, pendant quelques années, Pius N. Njawe a été vendeur à la crié dans les rues de Yaoundé avant d’atterrir à Douala où il se fait recruter comme localier à La Gazette de Abodel Karimou. En 1979, pour des raisons de convenance personnelle, le jeune reporter quitte La Gazette et va à Bafoussam créer son propre journal, Le Messager.

Dès lors, s’ouvre un autre front pour lui. Il a alors 22 ans, mais malgré cette jeunesse, il s’engage résolument sur la voie du combat pour la liberté de presse. C’est ainsi que le journal rentre définitivement dans la cour des grands en publiant dans les années 1985, c’est-à-dire, trois ans seulement après l’accession de Paul Biya à la magistrature suprême, un échange épistolaire par média interposé entre le philosophe pro biyaiste, Hubert Mono Ndjana et le juriste anti biyaiste, Maurice Kamto. Njawe et son canard sont désormais dans le point de mire du régime Biya : intimidations, interpellations, arrestations, emprisonnement, tentatives d’enlèvement, tentatives de "récupération", procès, puis censures, etc., sont au menu de la vie du journal et de ses dirigeants. Tout cela ne leur a pas fait que de mal puisque dans les années 1990, périodes de braise, Le Messager a atteint un record de tirage jamais égalé : 120 000 exemplaires par semaine.


L’étau se resserre A la faveur du multipartisme intervenu dans notre pays en 1990, Le Messager et son directeur seront une fois de plus au centre de l’actualité. Le 27 décembre 1990, Pius N. Njawe fait publier dans son journal une lettre ouverte de Célestin Monga intitulé "la démocratie truquée" à Paul Biya. Cette impétuosité vaut à Njawe et à Monga une condamnation à six mois d’emprisonnement, avec sursis de trois ans, et 300 000 F.Cfa d’amende chacun. Motif invoqué : "outrage au président de la République, outrage au membres de l’Assemblée nationale, outrage aux cours et tribunaux". Mais à sa sortie de prison, le combat continue. Le 04 septembre 1991, le patron du journal "à l’écoute du peuple" prend part à une marche de protestation contre la suspension arbitraire de cinq publications de la presse indépendante. Toujours en première ligne, au risque de perdre sa vie pour les autres, Njawe à failli être froidement abattu par un militaire lors de cette marche. "Je n’ai pas peur d’être sur la liste noire des personnes à abattre", confiait-il à Edmond Kamguia.


Comme il aimait souvent à le rappeler, il a été interpellé 126 fois pour presque autant de procès et 3 fois emprisonné . L’un des procès les plus retentissants est celui de décembre 1997 qui lui vaut 10 mois de prison à New Bell à Douala, pour avoir écrit que Paul Biya aurait eu un malaise cardiaque à la mi-temps de la finale de la coupe du Cameroun de football. Son épouse Jane Njawe, enceinte, donne naissance à un mortné, suite aux tracasseries et aux nombreuses bousculades dont elle a été victime aux portes de la prison centrale de Douala. Cela le marquera toute sa vie, tout comme cet exil au Benin, après l’élection présidentielle de 1992, parce que sa vie et celle de sa famille étaient menacées. Même au Benin où il a trouvé refuge, deux tueurs à gage ont failli lui ôter la vie n’eut été sa vigilance. Le 13 mai 1993, c’est-à-dire, à peine un mois après son retour d’exil, il est enlevé.

Avec toutes ces tracasseries, on aurait pu penser que c’en était trop pour ce journaliste, pourtant le plus dur était à venir. Septembre 2002, Jane Njawe, son épouse, trouve la mort dans un accident de la circulation, entre Douala et Yaoundé. Une fois de plus touché dans son amour profond, il crée en la mémoire de son épouse et de sa fille perdu du temps où il était en prison à New Bell la Fondation Jane & Justice dont la mission est de sensibiliser les usagers de la route sur le bien fondé du respect du code de la route. Le 17 novembre dernier, il a célébré les 30 ans du Messager dans un sentiment mitigé. Il est vrai que 30 ans représentent plus de 3000 éditions, mais les défis restaient pourtant nombreux à relever.

 

 Par exemple, l’ouverture de sa chaîne de radio, et plutard celle de la télévision. Malheureusement, il quitte la scène sans avoir réalisé ses rêves, à cause d’un régime frileux qui n’aime pas avoir à faire aux esprits libres. Professionnel aguerri, homme de coeur avéré, Pius N. Njawe était aussi un formateur, en dépit de tous les noms d’oiseau dont on l’affublait. Il enseignait le journalisme des les Universités américaines. Contradicteur et journaliste engagé, il l’a aussi été. Et c’est dans cette optique qu’il a répondu présent à l’appel du Camdiac le 10 juillet dernier, se privant ainsi d’un séjour d’agrément tous frais payés en Afrique du Sud où il était attendu pour la première coupe du monde de football organisée en terre africaine. Au lieu donc de ce plaisir personnel, Njawe a préféré aller au front pour une cause commune. Il y trouve malheureusement la mort, les armes à la main. De la manière il est mort, après avoir vécu comme il a vécu, il sera désormais difficile de citer des exemples de patriote africains tels que Mandela, Amical Cabral, Diallo Telli, Kwame Nkrumah, Mongo Beti, Thomas Sankara, Norbert Zongo, etc., sans citer Pius N. Njawe. Et ce sera un autre honneur pour le Cameroun.


SIMON PATRICE DJOMO

 

 

PiusN.Njawe:Bloc-notes du Bagnard

Le matin du lundi 12 octobre 1998, Pius Najwé, directeur du trihebdomadaire camerounais Le Messager, sort de la prison de New Bell à Douala, où il était détenu depuis neuf mois. Il y purgeait une peine d'un an d'emprisonnement pour « propagation de fausse nouvelle ». Le président de la République du Cameroun, Paul Biya, a finalement signé un décret de grâce. C'est l'heureux dénouement longtemps attendu d'un des trop nombreux drames de la répression du droit d'expression et du droit à l'information. Pour Reporters sans frontières comme pour beaucoup d'autres organisations professionnelles et de défense des droits de l'homme, le cas de Pius Njawé était devenu exemplaire du non-respect généralisé de l'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, dont on célèbre cette année le cinquantième anniversaire.

Quel était le « crime » de Pius Njawé ? Le 22 décembre 1997, sous le titre « Le président Biya est-il malade? », son journal avait fait état d'informations selon lesquelles le président avait souffert d'un malaise cardiaque alors qu'il assistait à la finale de la coupe du Cameroun de football. Arrêté dès le 24 décembre, selon une procédure d'urgence, il était condamné trois semaines plus tard à deux ans de prison et 500 000 francs CFA1 d'amende. L'extrême sévérité du jugement, pour une infraction aussi contestable, avait provoqué dans le monde une vague de protestations qui contribua sans doute à ce que, au mois d'avril, la peine soit réduite de moitié en appel.

Depuis lors, toutes les interventions effectuées auprès du président et du gouvernement du Cameroun par de nombreuses personnalités internationales, pour obtenir la libération du directeur du Messager, se heurtaient à un fallacieux argument légaliste, qui a été finalement démenti par les faits. Pius Njawé, disait-on à Yaoundé, avait été condamné par une instance judiciaire pour un crime de droit commun, et la séparation des pouvoirs qui prévaut au Cameroun interdisait au président et à son gouvernement de se mêler de cette affaire. En réalité, la condamnation de Pius Njawé était bel et bien politique. Elle a résulté, ici comme ailleurs, du refus de l'homme au pouvoir de respecter les droits démocratiques, et notamment les droits à l'expression et à l'information. Au Cameroun, comme ailleurs, c'est un droit qui se paie cher. L'histoire du Messager, et d'autres publications du pays, est une longue suite de saisies, de suspensions, de censures, de menaces, d'arrestations, d'amendes et d'emprisonnements. Que Pius Njawé ait été, comme beaucoup d'autres journalistes dans le monde, condamné « légalement » pour un délit de « droit commun », n'est pas une justification acceptable.

Cela prouve simplement qu'au Cameroun, comme dans beaucoup d'autres pays, il existe encore des lois liberticides. Ce n'est pas parce qu'ils sont inscrits aux codes que les délits élastiques d'injure aux détenteurs du pouvoir ou de propagation de fausse nouvelle, et les lourdes peines de prison qui les sanctionnent, sont autre chose que des prétextes à réprimer la liberté de l'information et les droits de l'opposition. Reporters sans frontières présente ici quelques extraits du « Blocnotes du bagnard » de Pius Njawé. C'est le cri d'un journaliste persécuté qui refuse de se laisser abattre et qui, du fond de sa prison, continue à faire entendre sa voix contestataire. Bien qu'il ait maintenant recouvré la liberté, nous faisons écho à sa voix car elle est au coeur même du combat que nous menons. Pour avoir rencontré Njawé à la prison de New Bell, six semaines avant sa libération, je peux témoigner qu'il était tout sauf abattu.

Un des moyens auxquels il a eu recours pour survivre aux conditions extrêmement dures de sa détention a été de continuer à écrire. Il a réussi à faire parvenir à son journal, avec une régularité variant selon l'humeur de l'administration pénitentiaire, une chronique de sa vie en prison. Le titre un peu mélodramatique de Blocnotes du bagnard est compensé par l'humour dont il ne se départit jamais. Humour attendri lorsqu'il évoque les misères de ses codétenus, même ceux qu'il sait ne pas être très recommandables. Humour féroce lorsqu'il s'en prend aux hommes politiques, hauts fonctionnaires et magistrats qu'il tient pour responsables de ses épreuves... et pour coupables de bien d'autres crimes.

Humour donc mais colère aussi devant les injustices et les mauvais traitements dont sont souvent victimes les hommes simples et misérables qui l'entourent dans sa cellule, et qui n'ont pas les mêmes moyens que lui de se faire entendre. C'est surtout d'eux, et pour eux, que le « bagnard » parle dans son bloc-notes. Pour nous qui tenons l'État de droit pour un acquis, cette rare chronique de la vie quotidienne dans une prison africaine peut paraître surprenante, voire incroyable. Elle est émaillée de notations reflétant des us et coutumes qui nous sont inconnus, de termes familiers propres à la région de Douala (que nous avons explicités en note). Mais en dépit de la distance, celui qui l'a écrite est un des nôtres, un homme de presse qui a souffert dans son corps et dans son esprit pour avoir exercé une liberté dont nous jouissons quotidiennement, sans y penser. Avant propos de Claude Moisy Vice-président de Reporters sans frontières Source : Pius Njawé, Bloc notes du bagnard, Paris, Editions des mille et une nuit, 1998, pp.5-8

 

 

Source:Germinal n°061, 22 juillet 2010


25/07/2010
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