Opération Epervier au Cameroun : opération éthique, économique ou politique ?

Opération Epervier au Cameroun : opération éthique, économique ou politique ?Mardi 9 octobre 2012, a eu lieu, à la Maison de l’Afrique à Paris, un débat ayant pour thème : « Opération Epervier au Cameroun : opération éthique, économique ou politique ? » Premier rendez-vous d’une série de débats qui réuniront une fois par mois autour de l’actualité camerounaise les partis politiques camerounais représentés en France ; une première à l’initiative de la plateforme Camer Vision qui se donne pour objectif de participer à l’information et à la formation de l’opinion camerounaise à l’étranger en donnant la parole à la fois au parti au pouvoir et à l’opposition.

Comme le seront les suivants, le choix de ce thème a été motivé par sa brûlante actualité et son importance pour l’avenir du Cameroun.

Lancée à la fin des années 90 lorsque que le Cameroun, alors classé au plus bas niveau dans les rapports internationaux sur la corruption, négociait sa sortie des programmes d’ajustement structurel, l’opération Epervier s’est intensifiée au début des années 2000, se traduisant par des annonces dans les discours officiels, ensuite par des interpellations ciblées, puis le lancement de procédures judiciaires dont la plupart sont en cours, et plus récemment la mise en place de nouveaux dispositifs institutionnels, dont un Tribunal Criminel Spécial, destinés à rationaliser la conduite de l’opération. Objectif affirmé à longueur de discours : lutter contre la corruption et le détournement de fonds publics, assainir les mœurs.

De hauts commis de l’Etat ont été interpellés : Premier ministre, Secrétaires Généraux de la Présidence, Ministres, Directeurs Généraux de sociétés d’Etat, divers dignitaires du parti au pouvoir, et citoyens moins connus, personne n’est à l’abri. Des arrestations au début très médiatisées et mises en scène par le pouvoir ont excité la curiosité du public ; aujourd’hui, l’Epervier étonne par son envergure, stupéfie par son cynisme, choque par la nature et la stature de ses proies, désarçonne par son imprévisibilité, laisse perplexe quant aux risques qu’il fait entrevoir, mais surtout passionne par les controverses qu’il suscite. Au-delà de l’intérêt de débattre de l’opération en soi, la série de verdicts prononcés ces dernières semaines concernant d’anciens dignitaires du parti au pouvoir a relancé la question de sa véritable finalité.

L’opération est-elle motivée par des considérations éthiques, économiques ou politiques ?  
Au débat Camer Vision du 9 octobre, Paul Eric Emery était invité au titre du RDPC, Jean Paul Tchakoté du SDF et René Emeh Elong de l’UPC, tandis que Me Félicité Zeifman, Avocat aux barreaux de Paris et du Cameroun apportait un éclairage sur le système judiciaire camerounais et les procédures en cours. Hervé Lado, initiateur de Camer Vision, était modérateur du débat, ouvert par une revue de la presse camerounaise de Georges Alladjim.

D’emblée, Jean Paul Tchakoté soutient que l’opération n’est ni éthique ni économique, et qu’elle aurait dû être une « opération patriotique ». Pour lui, le Cameroun s’est enlisé dans une profonde décrépitude morale due à l’impunité dans laquelle les dirigeants l’ont plongé depuis plusieurs décennies, malgré les multiples sonnettes d’alarme tirées par le SDF. Selon lui, l’aspect éthique est absente de l’opération Epervier car les Camerounais n’en tirent aucune leçon, aucune action pédagogique n’étant mise en œuvre. Opération économique ? Pour lui, il s’agissait là du principal motif d’espoir des Camerounais, puisqu’ils souhaitaient vivement que les sommes astronomiques annoncées soient immédiatement récupérées par l’Etat pour améliorer leur niveau de vie et les sortir de la pauvreté. Paradoxalement, « aujourd’hui, on a plus dépensé de l’argent à essayer de trouver des fonds détournés que récupéré de l’argent.

Donc, on a encore perdu de l’argent ». Il observe que les membres du parti au pouvoir apparaissent sans surprise les plus concernés par l’opération, ce qui renforce le sentiment des Camerounais d’assister à un simple règlement de comptes : l’Epervier est donc bien une opération politique. En plus, les nombreuses irrégularités dans les procédures judiciaires laissent planer le doute. En prenant l’exemple de M. Marafa Hamidou Yaya, on a bien l’impression que sa condamnation est due à son ambition politique, comme cela avait été le cas pour M. Titus Edzoa, et d’autres.

Pour René Emeh Elong par contre, l’opération Epervier est à la fois éthique, économique et politique. Elle est « éthique, car on arrête des personnes accusées de vol. Politique, tout simplement parce que l’on arrête des hommes politiques pour des raisons politiques. Economique enfin, parce qu’il s’agit de punir les atteintes à la richesse publique ». Pour lui, la véritable question est celle du timing. Il y a longtemps qu’une opération d’assainissement de la vie politique au Cameroun aurait due être menée.

Pourquoi aujourd’hui ? Ainsi, l’opération Epervier arrive beaucoup trop tard, et est en plus menée par des dirigeants qui doivent être eux-mêmes jugés, « à commencer par le chef, après audit de tout le régime ». D’après lui, le Cameroun s’est installé dans un « multipartisme administratif » dans lequel existe un pluralisme de façade. Dans les faits, le régime au pouvoir est « autocratique », il est hostile à la pratique de la démocratie, et aucun contre pouvoir ne fonctionne. En conclusion, l’opération en cours ne concerne que les élites du parti au pouvoir, elle « n’a de véritable signification que pour les membres du RDPC », et pratiquement pas pour l’UPC qui poursuit sa lutte pour une véritable indépendance.

Prenant la parole à son tour, Paul Eric Emery recommande de faire fi « des rumeurs et des on-dit », et de s’en tenir à la « juste information ». Selon lui, depuis le congrès fondateur du RDPC en 1985, son crédo a toujours été « Rigueur et Moralisation ». Rigueur dans la gestion de la fortune publique, et Moralisation de la vie publique.

Cet engagement du RDPC, n’est donc pas nouveau, bien que des Camerounais semblent ne le découvrir que maintenant. Pour lui, l’opération Epervier avait été lancée en 2004 sous l’égide du Premier Ministre, M. Ephraim Inoni, qui a fini lui-même par s’y faire prendre, preuve que personne n’est au-dessus des lois. Il précise que l’opération Epervier est « une opération judiciaire de lutte contre la corruption » au Cameroun, et certainement pas une opération politique, même si naturellement elle touche à la fois à l’éthique, à l’économique, et au politique.

Pour lui, l’indicateur de résultat le plus frappant est le rapport de l’ONG Transparency International qui indique que le Cameroun n’est plus le pays le plus corrompu au monde. Désormais, lorsqu’il y a des soupçons, « des enquêtes sont menées, d’éventuels accusés sont traduits devant la justice, des procès ont lieu, et les juges prononcent des verdicts dans leur intime conviction » et en toute indépendance. On peut clairement dire qu’il y a une nette évolution dans le fonctionnement de nos institutions et dans la conduite de l’opération Epervier, ce qui montre bien que le problème de la corruption est traité avec rigueur par les autorités, qui déjà « enregistrent des résultats spectaculaires ».

En marge du débat purement politique, Me Félicité Zeifman, en reconnaissant le bien-fondé en soi d’une telle opération, a toutefois mis le doigt sur de graves irrégularités au regard du Code de procédure pénale du Cameroun et des Traités internationaux que le Cameroun a ratifiés. A titre d’exemple, Me Zeifman rappelle que l’un des principes essentiels du droit pénal est celui de l’égalité des parties. Or dans le cas d’espèces, elle observe que « lorsque le procureur demande communication des pièces du dossier au juge d’instruction, elles le lui sont communiquées, mais dans la plupart des cas, lorsque les avocats de la défense les demandent, ils doivent non seulement payer pour les obtenir, mais en plus elles leur sont remises tardivement, parfois deux jours avant l’audience comme dans le cas de M. Marafa Hamidou Yaya », ce qui empêche les avocats de préparer sereinement la défense. Il y a donc rupture du principe de l’égalité entre les parties. L’article 3 du Code de procédure pénale Camerounais dispose que dans un tel cas, il y a nullité de la procédure, or il n’en a rien été.

Par ailleurs, lors de l’audience, il a été demandé à un accusé de jurer sur le Coran. Il s’agit là d’une violation du préambule de la Constitution du Cameroun qui dispose que « L’Etat est laïc. La neutralité et l’indépendance de l’Etat vis-à-vis de toutes les religions sont garantis ». Par ailleurs, en ce qui concerne le nouveau Tribunal Criminel Spécial qui entre en scène, il va faire intervenir des magistrats et des officiers de police judiciaire qui n’ont pas étés formés à la finance. En outre, ce tribunal est investi du pouvoir de rendre des décisions en premier et dernier ressort, violant ainsi le principe cardinal du double degré de juridiction.

De plus, le principe d’égalité des parties est une fois de plus bafoué, puisque lors du pourvoi devant la Cour Suprême, le ministère public pourra effectuer un pourvoi sur le droit et sur les faits, contrairement au justiciable, qui devra se contenter d’un pourvoi uniquement sur le droit. Me Zeifman a illustré par un certain nombre de cas (affaires PAD, Abah Abah volet 2, etc.) à quel point au Cameroun le pouvoir exécutif pilotait lui-même les procédures judiciaires en instrumentalisant l’appareil judiciaire, alors même que l’alinéa deuxième de l’article 37 de la Constitution du Cameroun dispose que « Le pouvoir judiciaire est exercé par la Cour Suprême, les cours d’appel, les tribunaux.

Il est indépendant du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif ». C’est ainsi que dans plusieurs de ces procès, la démonstration des responsabilités a cruellement fait défaut, du fait d’une définition floue de la notion de détournement de fonds publics. Or l’article 184 du Code de procédure pénale dispose que le détournement de deniers publics ne doit pas seulement être allégué. Il doit être démontré par une explication méthodique du cheminement parcouru par l’argent public.

Ce premier débat Camer Vision sur l’opération Epervier, qui a bénéficié de la participation attentive et particulièrement animée de la salle, a affiché un SDF désabusé face aux errements de l’opération, un UPC rasséréné dans son rejet du régime, un RDPC vraisemblablement troublé par les allégations d’instrumentalisation politique et insistant sur le bien-fondé et le succès de l’opération. Prochain rendez-vous à la mi-novembre, le thème sera annoncé très bientôt.

© Correspondance de : Landry Simo et Hervé Lado, pour Camer Vision


18/10/2012
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