Marie Robert Eloundou, «Issa Tchiroma discrédite le fonctionnement de la justice»

Cameroun : Marie Robert Eloundou, «Issa Tchiroma discrédite le fonctionnement de la justice»Vous avez été victime d’un emprisonnement arbitraire et des tortures dans les cellules de la DGRE, de la police judiciaire, du commissariat central N°1 de Yaoundé, et de la prison de Kondengui. Vous avez été innocenté après quinze mois de séquestration arbitraire à la prison centrale de Yaoundé Comment vous sentez-vous après ce supplice?
On a masqué mon bâillonnement et ma torture dans les geôles camerounaises d'avril 2011 à août 2012 sous une fallacieuse accusation d’arnaque de quatre milliards de FCFA dans «l’affaire PID». Justice a été rendue, félicitons-nous en pour appeler à plus de justice, d’équité, et à l’indépendance de notre Justice à travers cet exemple. J’ai le devoir citoyen, plus que jamais, de militer avec engagement pour la justice, l’équité, la vérité, la liberté. Pas en cachant ces stigmates que je porte à jamais aux yeux du monde pour claironner que mon pays est champion des droits de l’homme, que son régime est le plus démocratique du monde pour plaire à mes geôliers.

Vous avez été arrêté pour détournement de fonds avant d’être innocenté. Est-ce que le Tribunal criminel spécial (TCS) n’épouse-t-il pas les aspirations que vous formulez?
Ce nouvel arsenal de répression des détournements de la fortune publique pourra rectifier certaines tares de l’opération épervier. Il faut s’en féliciter. L’une des évolutions étant l’accélération des procédures. Ils sont nombreux ceux qui vont pouvoir être fixés sur leur sort assez rapidement. Les oubliés de l’épervier seront enfin jugés. Remarquons néanmoins que le TCS fait des détenus de l’opération épervier des privilégiés face à la masse des détenus qui surabondent dans nos prisons et ne demandent qu’à être aussi jugée. Quelle est la solution destinée à cette majorité ? Nous restons dans une société de privilèges apprivoisés par la minorité dominante. Le temps mis sans jugement ou à batailler contre des entraves procédurales à une éventuelle libération fini par conforter chez tout détenu, ses proches et même parfois dans l’opinion, le sentiment qu’on est prisonnier d’un broyeur avide de sang, dénué de tout sens de justice et d’équité. Nous supposons que le législateur a voulu, en ce qui concerne le Tribunal criminel spécial, impulser une véritable évolution. Pour mieux s’en convaincre, le ministre d’Etat, ministre de la Justice, garde des Sceaux, M. Laurent Esso, s’est voulu sentencieux à l’audience inaugurale du 15 octobre 2012 en déclarant: «Une justice trop lente s’apparente à un déni de justice, cela est inacceptable.» Il y aura donc des condamnations certes, mais l’heure des libérations a sonné soit par acquittement soit par la restitution du corps du délit.
Je vous expose un seul exemple parmi des milliers à Kondengui et jugez-en vous-même. Le cas de M. Oum Oth Jean Pierre, commandant du quartier 13 des mineurs, qui a purgé sa peine de deux ans mais reste maintenu au cachot depuis deux ans et demi. Il s’est fendu en accusations de corruption, spoliation de biens contre des magistrats et détention illégale en prison auprès du ministre de la Justice, garde des Sceaux, du président du Conseil supérieur de la Magistrature, et enfin du chef de l’Etat. Aucune réaction jusqu’à l’heure. Il est actuellement devant la barre pour le même dossier judiciaire à cause duquel il a purgé déjà sa peine d’emprisonnement. Le procès va de renvoi en renvoi. C’est un déni de justice, c’est scandaleux.

Vous qui aviez côtoyé les prisonniers accusés de détournement des fonds, comment ont-ils accueilli la création du Tribunal criminel spécial?
Au-delà des critiques auxquelles le législateur a accédé par des modifications de certaines dispositions de la loi créant le TCS, les avis des «DDP» (Détourneurs de deniers publics, Ndlr) comme on les appelle dans le jargon du milieu carcéral, étaient diversifiés selon les cas. Il y en a qui ne se sentent pas du tout concernés. Convaincus qu’ils sont des embastillés politiques et que seule la volonté du prince de les maintenir au cachot l’emporte. Une thèse qui a conquis de nombreux adeptes lorsque M. AtanganaMebara n’a pas pu être libéré suite à son acquittement par le juge Gilbert Schilick. Par contre, pour certains, le TCS est un motif de satisfaction du fait qu’ils seront tout au moins rapidement fixés sur leurs sorts.

L’un des objectifs poursuivi à travers le TCS est le recouvrement des fonds détournés. Y a-t-il, à votre connaissance, des «DDP» disposés à rembourser?

Personne ne se risque à dire qu’il est disposé à rembourser. On dirait que personne n’a finalement rien détourné. Tout le monde plaide non coupable. Cependant j’en connais qui sont prêts à acheter leur liberté, des familles sevrées de l’affection de leurs parents sont prêtes à le faire. Je ne donnerai pas de noms. Rappelez-vous qu’avant même la création du TCS, l’ex-administrateur directeur général de la défunte Camair, M. Yves Michel Fotso avait proposé à l’Etat de payer du fait de ses responsabilités conformément à une disposition du code de procédures pénales. Des fuites furent savamment distillées dans la presse pour faire échec à la procédure. Le protocole de négociation transactionnelle y relatif conservé dans le secret du tiroir d’un bureau de la Chancellerie s’était comme par hasard retrouvé dans la rue. Ce qui a fait croire à certains que la condamnation de M. Yves Michel Fotso était scellée à priori.
De plus, la plupart des prisonniers concernés ont perdu confiance en la Justice de façon générale. Le TCS est sous influence des vices consubstantiels à l’opération épervier. Les péripéties de certaines procédures devant les chambres criminelles des tribunaux de grande instance et certaines expériences personnelles ont dispensé et enraciné un sentiment généralisé d’injustice et d’épuration politique en prison. Globalement, le TCS hérite d’un fichier « opération épervier» plein de virus. Mais ses premiers pas ne sont pas moins attendus avec impatience par la population carcérale dont les affaires y sont pendantes. Pour que «le Cameroun est un Etat de droit» prenne un sens, l’équité et l’indépendance des juges de cette juridiction doivent conquérir la confiance des justiciables et du peuple camerounais.

Est-ce qu’il y a, de par votre expérience, des manœuvres d’obstruction à l’action judiciaire que vous pouvez dénoncer ?
Regardez l’actuel ministre de la Communication, il est de ceux qui font obstruction à une justice équitable et indépendante par la diffamation, l’affabulation, le mensonge. Le peuple camerounais en est témoin, M. Issa Tchiroma Bakary a son propre tribunal où il diffame, outrage les présomptions d’innocence, instruit des procès, profère des réquisitoires, rend des verdicts, commente des décisions de Justice. Il a brisé les barrières de la morale et de la décence. Des personnes présumées innocentes sont condamnées avant même d’être jugées. L’honorabilité, la dignité et même la liberté des personnes en dépendent pourtant. M. Issa Tchiroma communique un type de discours toxique pour une justice équitable et indépendante. Il est dangereux pour le TCS sur lequel sont fondés tant d’espérance de part et d’autre. Ces manœuvres ont fortement participé à discréditer l’opération épervier.
Je suis une victime des dérives du ministre Tchiroma. Heureusement que la Justice l’a désavoué en établissant mon innocence. Je vais devoir saisir les tribunaux à cet effet. La cacophonie du ministre de la Communication dans le registre judiciaire lui a valu un rappel à l’ordre du Premier ministre, chef du gouvernement. Archétype de manipulateur, il est soupçonné de coups bas contre d’autres ministres. L’affaire Bibi Ngota est éloquente. Lors de sa récente mise au point devant l’Assemblée nationale, l’actuel ministre de la Justice, garde des Sceaux, à l’époque des faits secrétaire générale de la présidence de la République, a démenti avoir porté plainte contre le journaliste mort en prison en 2010. La gestion de ce dossier par M. Issa Tchiroma avait malencontreusement fait croire le contraire à l’opinion. M. Laurent Esso est poursuivi comme sa silhouette par cette sombre affaire.

Marie Robert Eloundou, ex-coordonnateur de la restructuration du programme international d’encadrement et d’appui aux acteurs de développement (PID)

© L’Œil du Sahel : Propos recueillis par David Wanedam


05/11/2012
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