M. Biya tient-il encore la barre?

Jean Takougang:Camer.beJe sais qu’à la vue de ce questionnement, il y aura des gens qui, bien plus à raison qu’à tort, vont me demander si le Cameroun avait jamais été gouverné auparavant, parce que  des journalistes qui font autorité ont souvent comparé notre pays à un drone téléguidé par un éternel vacancier au pouvoir depuis des décennies.Seulement, il faut remarquer que depuis un certain temps le Cameroun est devenu un Etat fragile et divisé qui vit au rythme de tensions permanentes agrémentées par des luttes de clans, des suspicions, des délations, des règlements de comptes et des chasses aux sorcières à peine voilées au sein du gouvernement et du parti au pouvoir. Il ne faut pas avoir peur des mots : le Cameroun souffre d’une crise institutionnelle et politique aggravée par cette atmosphère délétère et étouffante qui caractérise l’agonie des dynasties et les fins de règne qui s’étirent et plongent les sujets dans l’angoisse, le doute et l’incertitude.

Machiavel disait que « gouverner, c'est mettre vos sujets hors d'état de vous nuire  et même d'y penser ». A cet égard, on peut penser qu’il est superflu de se demander si le Cameroun est encore gouverné quand le président de la République réfléchit sur le pourcentage de la hausse des prix du carburant et des autres denrées de première nécessité, fait incarcérer par milliers les piliers de son régime, pose des premières pierres pour des projets dont on parle depuis des décennies, met une haie d’honneur de Douala au Palais pour le retour triomphal de son épouse, quand son Premier ministre fait le tour du pays pour inaugurer des chrysanthèmes, quand ses autres ministres planchent sur les feuilles de route, quand les sous-préfets, les préfets et le Minatd musellent les contre-pouvoirs et interdisent les regroupements des opposants et des autres forces vives, quand ses forces armées dispersent les malpensants, quand ses cours et tribunaux traquent et jugent les collaborateurs devenus encombrants, quand ses media et son Elecam amusent à longueur de journée la galerie avec la refonte des listes, un code électoral dissensuel et controversé, une biométrie frelatée … ? Mais, ce ne sont là que des manipulations, des mises en scènes, des provocations de crises ou de tentatives de crises périodiques dont les acteurs espèrent à la sortie bénéficier d’un meilleur rapport de forces qui n’aurait jamais évolué sans elles.

Il ne faut  pas oublier que la modification de la constitution de 2008 a irréversiblement changé le cours de l’histoire du Cameroun et a altéré la courbe politique des réservistes qui s’échauffaient patiemment dans les vestiaires en attendant le moment fatidique pour saisir au bond la balle du destin. En levant le verrou de la limitation du mandat présidentiel, on a assassiné les espoirs de tous ces prétendants qui, pendant tant d’années avaient avalé d’énormes couleuvres et donné leurs vies et celles des autres pour servir le président actuel en espérant qu’à la fin de son deuxième et dernier mandat, à défaut de les aider à accéder au trône, il leur laisserait au moins le champ libre et les coudées franches pour le conquérir par eux-mêmes et dans les règles de l’art. Cette modification, ils l’ont ressentie comme une provocation, une trahison et pire, comme de l’humiliation et du mépris.

Ils ont compris que le Rdpc n’était pas un parti politique où chacun pouvait avoir des ambitions légitimes, mais une secte avec un gourou auquel on devait se donner, corps, âme et biens. Personne à leur place ne pouvait s’empêcher de ruminer quelque vengeance et penser à jouer son propre jeu, sauf que l’histoire nous enseigne qu’on ne sort jamais indemne ni entier d’une secte parce qu’on y aura signé des pactes, subi des initiations, reçu des enseignements, des renseignements et des secrets dont la divulgation pourrait être fatale à la confrérie. De là naissent des déceptions, des frustrations, des tribulations, des récriminations, des révoltes sourdes et feutrées emballées dans l’hypocrisie, la duplicité, le sabotage subtil, toutes choses qui font le lit des crises multiformes auxquelles nous assistons aujourd’hui.

Ces bouleversements n’ont pas été jusqu’ici ressentis par tout le monde parce qu’au sens médical du terme, la crise est le moment où la maladie évolue subitement et passe brusquement  à une phase aiguë. C’est le moment crucial où il faut rapidement faire quelque chose pour éviter le pire. Ici on rejoint le sens originel du mot qui étymologiquement signifiait décision, choix judicieux à opérer pour surmonter une difficulté. La crise appelle automatiquement des ruptures et des changements que le parti au pouvoir à refusé depuis longtemps d’entreprendre en s’obstinant  à rejeter toute concertation et tout consensus avec l’ensemble des forces politiques et sociales et en imposant arrogamment et unilatéralement ses points de vue et ses diktats. On l’a vu, entre autres, avec la modification sur mesure de la Constitution, le refus de reconsidérer des règles électorales inéquitables et un Elecam largement aux ordres et très récemment, avec un Code électoral qui n’a pas daigné prendre en compte les propositions et amendements des autres parties prenantes. Ce faisant, ce régime réfractaire au changement et allergique à la modernité a montré sa détermination à persévérer dans les voies et les méthodes autoritaires du parti unique qu’il n’a jamais cessé d’être.

Une telle situation entraîne fatalement un durcissement de positions entre les différents acteurs. Alors commence une phase grave dans l’évolution des choses, des événements et des idées. On rentre inexorablement dans une crise politique, au sens où l’entendent les spécialistes des sciences politiques, à savoir un moment d'extrême tension, de paroxysme, de conflit et de changement intervenant lorsque les régulations et rétroactions des systèmes politiques ou géopolitiques ne suffisent plus ou ne jouent plus. Les dirigeants de l’Etat, la nature de ses institutions, ou son régime de société en sont automatiquement affectées et la crise débouche alors sur un remaniement gouvernemental, un changement de gouvernement si le précédent s'est senti contraint de démissionner,  des réformes, des adaptations constitutionnelles, ou un changement de régime.

Au Cameroun,  rien de tel n’a été fait dans le sens de la décrispation et c’est pourquoi on se trouve dans l’impasse, les dirigeants n’ayant jamais voulu admettre que le pays s’est installé dans une crise hautement pernicieuse. Ils continuent de se vanter du bon fonctionnement de toutes leurs institutions, refusant de reconnaître que des institutions imposées ne peuvent aboutir qu’à une adhésion forcée, marque de fabrique de régimes autoritaires et répressifs. L’article 15.4 de la Constitution dispose que le mandat des députés n’est prorogé qu’en cas de crise grave. Or, il a bel et bien été prorogé et personne ne peut convaincre les Camerounais qu’on l’a fait juste pour introduire une biométrie d’inscription qui ne délivre pas sur-le-champ des cartes d’électeurs et qui ne sera utilisée ni pour voter ni pour authentifier les électeurs. Car si l’objectif de la biométrie n’est pas seulement de sécuriser les enrôlements, mais aussi de gagner du temps, son introduction aurait même dû permettre d’anticiper et non de renvoyer les élections législatives et municipales aux calendes… camerouniaises.

Gouverner, c’est se fixer des objectifs et se donner les moyens de les atteindre dans un laps de temps donné. C’est pourquoi l’article 5 de la Constitution dispose que  « le président de la République définit la politique de la nation » qui sera ensuite mise en œuvre par le gouvernement, organe collégial dirigé par un Premier Ministre, Chef du Gouvernement. Or, le Cameroun s’est depuis des décennies installé dans la navigation à vue. « Pour le Libéralisme Communautaire » qu’on présentait comme le projet de société du Rdpc est aujourd’hui vieux de près de 25 ans. Les Camerounais qui sont nés avec lui sont maintenant des parents, enfants de la modernité, de l’informatique et de la mondialisation ; ils ont déjà atteint la majorité électorale et sont les addicts de l’internet. Presqu’en temps réel, ils sont au courant de tout ce qui se passe dans le monde. Le prétendu projet de société du Rdpc n’a jamais été ni dépoussiéré ni réactualisé pour prendre en compte les besoins de cette nouvelle génération, ou pour s’arrimer aux changements qui nous prennent toujours de cours et qui nous donnent le tournis. Combien de personnes, même au sein du parti au pouvoir, sont encore capables de vous dire ce qu’il contenait ? Tout projet politique a un cycle de vie et est inscrit dans le temps ; le temps de l’homme politique correspondant généralement à la durée d’un mandat dont il doit faire le bilan avant de briguer un autre. Le projet du Rdpc est intemporel parce les dirigeants des régimes totalitaires sont des dieux qui ont pour eux l’éternité !

Mais, ne pouvant tromper tout le monde tout le temps, ils ont subrepticement changé de stratégie et ne bluffent plus qu’avec des slogans. Au bout de 22 ans de pouvoir, le président du Rdpc s’est découvert des ambitions qui, naturellement, ne pouvaient être que grandes. Quand on a mis autant de temps pour en avoir, il ne pouvait en être autrement. Ailleurs, ce sont les ambitions, cet élan intérieur, qui amènent au pouvoir. Chez nous, ce sont les décennies d’un pouvoir pour le pouvoir qui font naître des ambitions, cette poursuite égocentrique de ce qui peut flatter l’amour-propre, et décupler les honneurs : les ambitions de rester au pouvoir envers et contre tout, celles d’y mourir, même si on ne l’exerce plus depuis des lustres. L’essentiel n’étant plus que d’y être, de se convaincre qu’on y est et qu’on tient encore la barre, et enfin, de convaincre le reste du monde, même par de grossières manipulations et de ridicules mises en scènes que c’est la volonté du peuple, d’un peuple que la brutalité, la terreur et les répressions barbares ont réduit à la résignation, au grégarisme, au silence et qui, comme le loup de la fable, souffre et meurt sans crier.

Après les Grandes ambitions que l’on a présentées pendant 07 ans aux Camerounais comme des plats que l’on leur servait à table aux heures des repas, on s’est peut-être rendu compte que les ambitions, ce n’était que des aspirations, des vœux…pieux, du vent, et qu’après avoir dormi pendant trois décennies, huit mandats présidentiels aux Usa, il fallait enfin se réveiller, sortir des rêves, pour offrir du concret. On trouve alors un slogan démagogique qui met la charrue avant les bœufs : les grandes réalisations. Or, en science du management, quand un projet est réalisé, on le réceptionne. Tant qu’il est encore dans notre imagination ou sur du papier, il reste et demeure un rêve, une projection, une virtualité, une simple ambition! Mais, comme le rêve et la réalité s’emboîtent au Rdpc, on est conscient de ce que « les grandes réalisations » ne seront encore que ce qu’ont été « les grandes ambitions » : une imposture, une escroquerie ! En d’autres termes des mots, des paroles creuses, du verbe, mais pas le verbe créateur divin, mais ce verbe démagogique infécond qui ne se fait jamais chair!

C’est pour cela que le traducteur du Rdpc a dû recourir à une fraude sémantique et grammaticale pour rendre les deux slogans. Après avoir traduit « Grandes Ambitions » par « Greater Achievements », alors que « ambition » est un internationalisme, (ambition se traduit par ambition en anglais, en Allemand…) il n’a rien trouvé de mieux que de rendre « Grandes Réalisations » par « Major Accomplishments ! », synonyme parfait de Greater Achievements ! Qui peut réellement lui en vouloir ? Non seulement il ne pouvait pas concevoir qu’un président passe 22 ans au pouvoir sans ambitions, mais encore il ne pouvait pas prévoir que sept ans plus tard, il annoncerait qu’il allait passer des grandes ambitions aux grandes réalisations.

Quel locuteur natif peut s’imaginer une phrase bonnet blanc blanc bonnet en anglais comme celle-ci: « We are going to move from Greater Achievements to Major Accomplishments”? Et pour ne pas contredire son traducteur-maison, le président de la République est passé de la théorie à la pratique, de la parole aux actes, et les grandes réalisations qu’il nous a annoncées en grandes pompe et qu’il nous brandit ne sont jusqu’ici que des premières pierres qui, comme promis, ont depuis janvier transformé le Cameroun en un vaste chantier, comme la première pierre du Stade Omnisport de Bafoussam depuis 69 a transformé une escroquerie politique en un joyau architectural pour les footballeurs camerounais! 

L’obsolescence du Libéralisme Communautaire et la vacuité idéologique et mobilisatrice des slogans ont finalement poussé les stratèges du parti au pouvoir à recourir à un nouveau subterfuge pour masquer leurs carences et leur incapacité à concevoir un projet de société viable et à l’exécuter : les feuilles de route ! Ainsi, le Président de la République abdique de toute son autorité en renonçant à définir la politique de la nation comme l’exige la Constitution et en se défaussant sur les ministres qui doivent à la fois faire son travail constitutionnel et le leur propre : concevoir la politique de la nation et la mettre en œuvre ! Et que fait votre « Président » pendant ce temps ? Que lui reste-t-il maintenant à faire ? Si Son Excellence M. le Président, au bout de trente 30 années de tâtonnement, s’en remet maintenant à ses ministres pour définir la politique de la nation, c’est qu’après tant d’échecs il est à bout de force et qu’il n’a plus rien à proposer. C’est comme s’il avait déjà subtilement remis son tablier !

Avec des centaines de hauts cadres en prison, de centaines de militants en instance de jugement et de centaines d’autres en passe d’être arrêtés et inculpés, le Rdpc n’est plus ce qu’il était. Il a cessé d’être ce parti où on entrait pour arnaquer, se servir, s’enrichir, bénéficier des immunités, des exonérations d’impôts, des passe-droits, des abus de pouvoir, du clientélisme et des privilèges de toutes sortes et de toute nature. Même si la corruption et les détournements se portent encore bien avec des Maires Rdpc et autres qui passent de gré à gré des marchés de plus d’un milliard de francs, il faut tout de même reconnaître qu’il est devenu un nid de vipères et d’intrigues où même la courtisanerie la plus avilissante ne met plus personne à l’abri des coups de tête de plus en plus imprévisibles d’un Chef à la croisée des chemins !

Comment le président peut-il encore gouverner avec un tel appareil politique qui nourrit contre lui tant de récriminations et qui hésite même à prendre la moindre sanction contre ces prévaricateurs en prison, tous de leurs rangs, exclus de la société mais pas du parti? Chacun d’eux, il est vrai, sait d’ailleurs qu’il attend son tour et toutes ces gesticulations auxquelles nous assistons ne servent plus qu’à retarder l’échéance, la leur et celle d’un régime en fin de parcours. Ils savent qu’ils sont sous la coupe d’un maçon qui, après s’être servi d’eux comme planches d’échafaudage pour construire son pouvoir, a déjà pris son ascenseur et n’hésite pas à les envoyer comme bois de chauffage dans les prisons du pays. Mais il doit savoir qu’il n’est plus à l’âge où on s’obstine à faire le bras de fer sur les arènes politiques : à son âge, on se ménage, pour au moins atténuer les effets de l’usure et des morsures du temps !

© Correspondance : Pr. Jean Takougang,Traducteur Principal, Professeur de Traduction


22/10/2012
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