Lutte contre la corruption : Faut-il revisiter les strategies ?

Cameroun - Lutte contre la corruption : Faut-il revisiter les strategies ? Contrairement à l’optimisme affiché par Dieudonné Massi Gams, Président de la CONAC dans son message de félicitations à Son Excellence Paul Biya à l’occasion de la célébration du 30ème anniversaire de son accession à la Magistrature suprême : «La lutte contre la corruption est inscrite dans la conscience collective. Des changements d’habitudes sont perceptibles dans les administrations et dans l’opinion publique où s’installent une culture de responsabilité et du respect des biens publics» écrivait-il,

L’Organisation Non-gouvernementale Transparency International, spécialisée dans la lutte contre la corruption, vient de publier son rapport de l’année 2012 sur l’état de la corruption dans le monde. Le Cameroun s’en tire moins bien que l’année dernière en occupant la 144eme place sur 174 au niveau mondial et la 34ème sur 48 au niveau africain. Le Cameroun perd ainsi 10 places acquises ces dix dernières années sous haute lutte. En effet, depuis les années 1998 et 1999 où le Cameroun a été respectivement classé 85eme/85 et 99eme/99, c’est en 2011 que ce pays a enregistré son meilleur résultat depuis 15ans, avec la 134eme place sur 182 sur un IPC de 2.5. Dans la liste des années moins mauvaises, on peut également ajouter : 2002 ; 59eme/102, 2007 ; 138eme/180, 2008 ; 141eme/180, 2009 ; 146eme/180, 2010 ; 146è/178. En dehors de la débâcle des années 98 et 99, les années 2000 (84eme/90), 2001(84eme/91), 2003 (124eme/133) et 2004(129eme/145) sont considérées comme les plus mauvaises.

A l’échelle mondiale, le Danemark, la Finlande et la Nouvelle Zélande sont considérés comme les pays n’étant pas du tout corrompus, tandis que l’Afghanistan, la Corée du Nord et la Somalie sont les plus corrompus. En Afrique, le Botswana est le pays le moins corrompu, suivi du Cap-Vert et de l’Ile Maurice, alors que la Somalie occupe la dernière place. La position peu confortable du Cameroun nous interpelle tous ; comment comprendre qu’en dépit de la pléthore des structures chargées de lutter contre la corruption au Cameroun, ce phénomène continue à affecter gravement notre société, pourtant engagée dans la promotion de la bonne gouvernance et la voie de l’émergence? Pourquoi la corruption progresse au lieu de régresser ?

L’engagement politique est pourtant manifeste et constant : dès son accession à la magistrature suprême Paul BIYA a placé le «Renouveau politique» sous le double signe de la rigueur et de la moralisation des comportements dans la gestion de la «Res Publica». En 1987, il écrit dans son livre-programme, Pour le libéralisme communautaire «Cette société politique nouvelle qu’il nous faut bâtir désormais est une société dont l’économie est au service de l’homme, et où la justice sociale soit le principe de règle dans la répartition des bienfaits de notre croissance». Lors du discours d’ouverture du 3è Congrès extraordinaire du Rdpc le 21 juillet 2006, Paul Biya invite ses camarades impliqués dans l’abus des biens publics à «rendre gorge» dans le cadre de l’ «Opération Epervier». 6ans après, la lutte contre la corruption se poursuit en s’intensifiant, comme il l’a présagé lui-même, si l’on s’en tient seulement au nombre de pontes du régime qui séjournent actuellement dans les prisons du pays. La corruption est un obstacle à la bonne gouvernance, elle met en déroute les idéaux de justice sociale, d’équité et d’égalité des chances si chers à l’état de droit moderne. Elle gangrène considérable notre aspiration au développement et entrave gravement le rayonnement international de notre pays.

Comme l’explique, Lucien Ayissi, dans son ouvrage Corruption et Pauvreté, considérée dans le rapport de flux et de reflux, «la corruption est un facteur de pauvreté lorsqu’elle devient le principal credo des agents publics». Pour le philosophe Lucien Ayissi, la corruption affaiblit économiquement et politiquement l’Etat au point que ce dernier ne peut plus être capable d’assumer efficacement ses missions régaliennes. C’est pourquoi dans cette modeste réflexion, nous nous proposons d’essayer d’analyser les causes de l’inefficacité des stratégies nationales de lutte contre la corruption et d’en esquisser les mesures thérapeutiques possibles.

Le Cadre normatif et institutionnel de la lutte contre la corruption au Cameroun Le «Renouveau politique» camerounais a fait de la justice sociale et de la moralité publique ses piliers. Pour transformer la théorie en fait, un cadre législatif et réglementaire s’est progressivement mis en place pour lutter contre toute forme d’abus dans la gestion de la fortune publique : On peut citer, entre autres, l’insertion dans la constitution du 18 janvier 1996 de l’obligation pour les gestionnaires des affaires de l’Etat de déclarer leurs revenus aussi bien à l’entrée qu’au terme d’une fonction de gestion.

Il s’agit du fameux article 66. A cette mesure dissuasive et préventive s’ajoutent d’autres dispositions législatives contenues dans le code pénal qui criminalisent la corruption et les crimes associés. Il s’agit notamment des articles 123 sur la corruption, 135 et suivants sur l’intérêt dans un acte, ou encore 184 et suivants sur les détournements de deniers publics. Il y a également la loi portant création du tribunal criminel spécial adoptée le 03 décembre 2011. On prend aussi en compte les conventions internationales ratifiées par le Cameroun sur la question, notamment la Convention des Nations-Unies sur la corruption(2003) et la Convention de l’Union africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption(2003).

Pour la mise en oeuvre de cet arsenal juridique, les pouvoirs publics camerounais ont créé plusieurs institutions spécialisées dans la lutte contre la corruption. Il y a d’abord le Ministère du Contrôle Supérieur de l’Etat qui est placée sous l’autorité directe du Chef de l’Etat qui veille à la discipline budgétaire et à la régularité des actes de gestion des administrations publiques. La Commission Nationale Anti-corruption (CONAC) créée en 2006 pour servir de bras séculier de l’Etat dans la prévention et la lutte contre la corruption ; l’Agence Nationale d’Investigations Financières(ANIF) qui s’intéresse à la régularité des transactions financières ; le Programme National de Bonne Gouvernance ; les comités ministériels d’éthique et de lutte contre la corruption ; la Chambre des comptes de la Cour Suprême ; les Agences sectorielles de régulation à l’instar de l’ART, l’ARSEL ou l’ARMP. La dernière-née des institutions de criminalisation de la corruption est le Tribunal criminel spécial dont l’audience inaugurale s’est tenue le 15 octobre 2012 à Yaoundé. Les pressions multiformes des institutions économiques et financières internationales viennent s’ajouter cet important dispositif institutionnel.

Au vu de la volonté politique constante et de l’ampleur du registre normatif et institutionnel de répression de la corruption, le Cameroun devrait normalement se porter mieux dans ce domaine. Or que non ; le rapport 2012 de TI en témoigne. Un rapport qui est d’ailleurs conforté par la réalité quotidienne ambiante. Pourquoi les fruits ne tiennent-elles pas la promesse des fleurs ? Les méthodes et les stratégies adoptées seraient-elles inefficaces ou inappropriés aux réalités socioculturelles du Cameroun?

Essai de compréhension du déficit de résultats En essayant de diagnostiquer les causes du mal sur le plan structurel, on pourrait s’interroger sur le bien-fondé de la multiplication des structures anti-corruption. On pourrait également questionner l’effectivité de la collaboration et de la coordination entre celles-ci. Ne serait-il pas plus efficient d’en limiter le nombre pour en assurer l’opérationnalité et l’efficacité ? Au cas où chaque structure aurait sa spécificité et sa raison d’être, ne pourrait-on pas alors envisager la création d’une instance faitière de coordination des différentes structures de prévention et de répression de la corruption pour plus de lisibilité et d’efficacité ?

Sur le plan de la mise en ?uvre des lois, on pourrait déplorer la non- application de l’article 66 de la constitution de 1996, plus de 15 ans après sa promulgation. Même s’il ne faut pas en faire une fixation, la déclaration des biens a priori et posteriori pourrait permettre de débusquer l’enrichissement sans cause ou illicite. Cette exigence pourrait également dissuader les prédateurs économiques potentiels. Dans les pays comme la Thaïlande ou Hong Kong où une telle loi est appliquée, c’est l’auteur de l’enrichissement sans cause qui est tenu de prouver son innocence. Cette pratique est manifestement en déphasage avec le principe juridique universel de la «présomption d’innocence» de tout accusé, mais elle tempère les ardeurs manducatoires des agents publics. On pourrait également questionner l’opérationnalité réelle de la volonté politique régulièrement exprimée par les pouvoirs publics. La crise de lisibilité et de traçabilité de l’Opération Epervier est problématique et fait peser le soupçon d’épuration politique sur le terrain de l’assainissement des m?urs publiques.

Le fait que certaines hautes personnalités fortement accablées dans leur gestion soient toujours en liberté soulève des interrogations sur l’impartialité et l’objectivité de cette Opération. Plusieurs pontes du régime épinglées par les rapports de la Chambre des Comptes ou de la CONAC continuent paradoxalement à bénéficier de l’impunité. S’agirait-il d’une volonté politique apparente ? S’agirait-il de ce que Charles Ateba Eyene appelle le « discours du politiquement correct », un discours démagogique, creux et abstrait, un discours qui n’est pas cru par son propre émetteur ? Ateba Eyene estime que le Cameroun est régulièrement l’apanage des promesses non tenues et des projets avortés du fait de la logique du « politiquement correct ».

On lui rétorquera certainement que le temps de la justice n’est pas celui de l’opinion. Il peut également arrivé que le politique s’érige en maitre du temps sociopolitique mais seule la manifestation d’une justice indépendante et des structures de lutte contre la corruption pourvues d’un réel pouvoir décisionnaire permettra d’assurer le succès de la lutte contre la corruption et de crédibiliser l’opération aux yeux de tous. L’urgence d’une solution pédagogique Daniel Kauffmann démontre à partir d’un sondage que les stratégies de lutte contre la corruption sont généralement de quatre types: préventives ; politiques ; économiques et répressives. Sans remettre en cause la pertinence des stratégies préconisées par Kauffman, Lucien Ayissi estime que : «toutes ces mesures dont l’importance est évidente, seraient sans efficacité si elles ne s’appuyaient pas sur une réelle volonté politique consistant à cultiver et à promouvoir dans la cité, au moyen d’une pédagogie citoyenne, l’éthique républicaine.» Dans une étude systématique de l’étiologie et de la phénoménologie de la corruption dans son articulation à la gouvernance et à la pauvreté, Lucien Ayissi préconise la solution pédagogique comme la stratégie la plus apte pour son éradication. Il s’agit d’une pédagogie citoyenne au service de l’éthique républicaine dont le but, précise-t-il est de «civiliser les préférences appétitives des individus, afin que leur citoyenneté ne s’exprime pas de façon pernicieuse lorsqu’ils se rapportent à leurs concitoyens, à l’Etat et au bien public.» En déconstruisant le prétexte de Moana qui justice la corruption par la pauvreté matérielle, l’auteur estime que l’indigence morale est la véritable cause de ce fléau social.

A travers la pédagogie citoyenne, chaque individu se libérera certainement du culte de l’avoir et du fétichisme de l’argent pour revenir à l’humain. Pour ce faire, les pouvoirs publics devront désormais matérialiser leur volonté politique en mobilisant toutes les ressources nécessaires pour le retour à l’éthique. A cet effet, le Cameroun devra compter sur la conjugaison des efforts de tous les supports conventionnels de la moralité : la famille, l’école, l’Eglise, les médias, les partis politiques et l’Etat. C’est à ce prix que le Cameroun retrouvera l’humain comme fin en soi, conformément à l’impératif catégorique kantien. En 1985 Mono Ndjana présageait déjà cette normalisation de l’écart dans la gestion de la fortune publique, lorsqu’il comparait la Fonction publique camerounaise à un «banquet» où viennent s’abreuver tous les prédateurs économiques : «Toute la nation entière faisant la chèvre autour du pré national», écrivait-il, mais les pouvoirs publics semblent n’avoir pas pris toute la mesure de ce présage. Plus que par le passé, l’éthique politique et sociale est impérative au Cameroun.

© Mutations : Anselme Armand Amougou Afoubou


20/12/2012
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