Ludovic Lado : Le crépuscule des intellectuels camerounais

Enseignant à L’Université Catholique d’Afrique Centrale, il invite les jeunes intellectuels camerounais à s’inspirer de la rigueur intellectuelle de Fabien Eboussi Boulaga  car  la place des intellectuels engagés n’est ni en prison ni dans les régimes corrompus.

Une crise peut en cacher une autre plus subtile mais plus profonde. Au moment où des universitaires rendent hommage au philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga, l’auteur de la crise du muntu, ce classique de philosophie africaine, je m’interroge sur la crise des intellectuels dans notre cher pays où l’on a vu ces derniers mois l’opération épervier projeter en prison des professeurs, des docteurs, des ingénieurs, etc. Partant de l’hypothèse que l’impératif de survie dans un contexte de clochardisation a reconfiguré le paysage intellectuel camerounais ces deux dernières décennies, j’esquisse ici une typologie. Une certitude s’en dégage : nous n’avons pas été à l’école pour les mêmes raisons. Notre science est encore à la recherche d’une conscience.

La raison en prison
 Le Cameroun qui fêtera cinquante ans d’indépendance politique en 2010 a hérité l’école occidentale de la colonisation comme l’une des figures principales de la civilisation et un pilier de l’idéologie du développement. Ça fait donc plus d’un siècle que nous fréquentons l’école de l’homme blanc dans ses nombreuses formes. Mais pour quoi faire ? Au fil des décennies nous multiplions les écoles et les universités, nous accumulons et distribuons des diplômes, mais le fameux développement ne suit pas. En effet, ce ne sont pas les diplômes et les compétences qui nous font défaut. Ces cinq dernières décennies des intellectuels camerounais ont fait leurs preuves dans bien de domaines à l’intérieur comme à l’extérieur du pays.  Mais c’est aussi un fait aujourd’hui que des professeurs, des docteurs, des ingénieurs, des diplomates et des administrateurs camerounais qui devraient être au service de leur pays sont des locataires de Nkondengui et de New Bell, non plus pour délit d’opinion comme par le passé, mais pour vol de deniers publics. On en vient à se demander comment des spécialistes de la raison peuvent loger en prison.
Le Cameroun vit à sa manière le drame du divorce entre la raison théorique et la raison pratique, entre le savoir et le savoir être. L’excellence académique ne va pas souvent de paire avec l’excellence éthique et civique. Dans notre jeune Etat, le gangstérisme d’Etat semble avoir pris le pas sur le lien civique fondamentalement structuré par la reconnaissance éthique de l’autre. Comme le dit l’homme de la rue : «tout pour moi rien pour les autres». Quand je parle de «tragédie camerounaise» certains me trouvent excessif voire alarmiste. C’est pourtant vrai que nous aurions eu de meilleurs gouvernants et de cadres plus intègres ces cinq dernières décennies que le Cameroun serait un petit «paradis». Nous avons tout ce qu’il faut pour l’être, depuis les ressources humaines jusqu’aux ressources naturelles en passant par les richesses culturelles. Ce qui nous fait terriblement défaut, on ne le dira jamais assez, c’est une gestion civique et équitable des hommes et des choses, c’est le leadership civique et éthique qui doit venir aussi des intellectuels.
Curieusement face à cette déchéance civique qui n’est certainement pas irréversible, on a l’impression que les intellectuels camerounais on capitulé. Nous avons jusqu’ici, à quelques exceptions près, failli à notre mission qui est celle d’allier science et conscience pour veiller sur la cité et organiser la résistance quand la patrie se meurt. Nous sommeillons avec le peuple, attendant dans la résignation et les lamentations notre holocauste aux divinités voraces et impitoyables de nos régimes délinquants et nocifs. Mongo Beti, l’auteur de Main basse sur le Cameroun doit se retourner dans sa tombe. Notre déchéance prend plusieurs formes et frappe aussi bien ceux d’entre-nous qui ont choisi de faire la politique que ceux-là qui sont restés dans les salles de classe.

Les intellectuels du regime
Commençons par ceux des nôtres qui pour une raison ou une autre ont  choisi de servir nos régimes moralement décadents, de faire la politique. En effet, beaucoup de professeurs, de docteurs, d’ingénieurs et autres ont occupé et occupent des postes ministériels ou des hautes fonctions au sommet de l’Etat. D’autres sont des hauts cadres de l’administration ou de partis politiques. Ce n’est d’ailleurs pas une spécificité camerounaise. Combien d’intellectuels camerounais qui ont préféré la politique aux salles de classes et autres espaces professionnels se sont distingués par leur probité et sens critique par rapport aux dérives des deux régimes que nous avons connus  depuis l’indépendance? Où étaient-ils quand le Cameroun se spécialisait en corruption et en détournement de fonds publics ? Combien d’entre eux ont pris le risque de tirer la sonnette d’alarme ? Malheureusement très peu ! D’ailleurs, les ravages actuels de l’opération épervier portent plutôt à croire que la plupart ont pris part à la cabale incivique en sacrifiant l’intérêt commun aux dieux égoïstes de l’argent, du ventre et du bas-ventre.
La décadence civique et éthique que nous connaissons aujourd’hui est aussi le fruit des décennies de collaboration, voire de complicité, d’intellectuels camerounais avec des régimes délinquants. Ces intellectuels affamés sont passés maîtres dans l’art de la flagornerie dans l’espoir d’attirer ou de conserver les bonnes grâces du prince. Ils sont les exégètes de ses discours et ne s’embarrassent pas de justifier l’injustifiable. Il est question de flatter le prince pour rester près de la mangeoire. C’est le comble de la servitude! Pour ces intellectuels alimentaires, l’argent et le pouvoir passent avant tout. Et ils sont prêts à tout pour les avoir ! La conscience morale en est obscurcie et on met la raison au service de tout, même du mensonge, pourvu que l’argent et la promotion suivent. Ceux d’entre eux qui ont écrit ont plus de chance d’avoir leurs œuvres au programme. Quant aux  récalcitrants ils sont purement et simplement clochardisés quel que soit leur mérite.

Les intellectuels clochardisés et aigris
Ils sont les plus nombreux et sont comparativement moins bien traités que les cadres administratifs de même niveau. Il suffit de comparer les étudiants de l’ENAM à ceux de l’Ecole Normale Supérieure ou simplement de l’université. Le contraste est vertigineux et suggestif : c’est le mépris de la science au profit d’une bureaucratie politisée et budgétivore.   Les salaires de enseignants sont anormalement bas considérant les services qu’ils rendent à la société. Au quotidien, ils courent d’une école à une autre, d’un institut à un autre dans l’espoir de glaner de quoi arrondir les fins de mois. Ils sont restés dans les salles de classes, parfois malgré eux, et subissent la paupérisation orchestrée par des régimes qui non seulement se soucient très peu du progrès de la science mais transposent les calculs politiciens les plus abjects sur les terrains académiques et professionnels. C’est un fait que même au sein de nos écoles et campus, il y a des intellectuels au service d’un régime et non de la science et de la nation. Ici, aussi, la relation prime sur le mérite. Les conditions de travail sont insupportables et tout concourt à la production et à la reproduction de la médiocrité. Les plus grandes victimes sont évidemment ces milliers de jeunes assoiffés de savoir qui sont contraints dans des conditions d’apprentissage infra-pédagogiques de se contenter des parchemins souvent sans contenu. Dans des conditions aussi déprimantes, ils sont naturellement peu nombreux à s’investir véritablement dans la recherche scientifique et à émerger au niveau mondial. Même le progrès scientifique et technique suppose la bonne gouvernance.
Je me demande cependant si cette situation frustrante justifie nos propres dérives, nous qui continuons à tenir la craie au bercail. Nous paraissons désormais tous vulnérables à la séduction de Mammon, prêts à tout vendre, à tout acheter, bref à tout trafiquer. Chaque corps de métier peut nommer ses démons. La déchéance éthique et civique sévit au cœur même des temples du savoir que devraient être nos universités, lycées et écoles : inconscience professionnelle, trafic de notes et de diplômes, trafic d’influence, corruption, harcèlement sexuel, détournement de fonds, etc. Là aussi, comme nos dirigeants, nous sacrifions aux dieux de l’argent, du ventre et du bas-ventre. Nos diplômes et nos titres nous gonflent d’orgueil et nous nous prenons pour des petits dieux que nous obligeons nos étudiants et élèves à adorer. Les vrais savants ne sont-ils pas en général humbles, conscients du fait que ce qu’ils savent est insignifiant par rapport à ce qu’ils ignorent ? Nous avons reçu la lumière du savoir, mais au lieu d’éclairer nos étudiants, nous transmettons les ténèbres d’une violence qui ne dit pas son nom. Nos universités et lycées fabriquent des frustrés qui seront tentés demain de perpétuer la frustration. Venons-en à ceux de nos collègues contraints à l’exil par la situation désolante que je viens de décrire.

Les intellectuels exilés et dissidents
Méconnus, intimidés ou frustrés dans leur propre pays, ils ont choisi d’aller faire valoir leurs compétences ailleurs. Décidemment, nul n’est prophète chez soi ! Ils font le bonheur des pays étrangers alors que le leur demeure une véritable jungle. Seulement, je me demande si la vraie vie est vraiment ailleurs, si le paradis est vraiment chez autrui. La fuite face à l’obstacle est-elle vraiment la solution ? L’ordre et la discipline dont ils profitent ailleurs sont les fruits du combat des autres. Mais au lieu de combattre pour que les choses changent chez eux, ils ont déserté la patrie. A chacun ses choix !
Quant aux intellectuels dissidents, comme Fabien Eboussi Boulaga, qui ont choisi de rester au front local, ils sont malheureusement très peu nombreux. Parce que pour l’être, il faut être libre et prêt à souffrir, voire mourir, pour ses convictions. Le Cameroun en a plus que besoin aujourd’hui. Malheureusement dans un contexte de clochardisation des intellectuels et de mépris pour la science comme le nôtre, très peu résistent à la séduction de l’argent et du pouvoir.  

Retrouver les lignes de resistance
Comme on peut le constater le monde intellectuel camerounais est fragmenté. Un sursaut éthique et civique s’impose si nous voulons un autre Cameroun pour nos enfants. Il ne suffit pas de former la tête, il faut aussi former le cœur ! C’est à cette condition que le savoir peut devenir une sorte de lumière qui, en dissipant les ténèbres de l’ignorance, permet à son détenteur de s’éclairer et d’éclairer son prochain. C’est ainsi qu’un intellectuel peut véritablement devenir un éclaireur éclairé. Mais très souvent l’accent est mis à l’école sur l’acquisition des diplômes pour gagner de l’argent, surtout beaucoup d’argent. Et après on est surpris des monstres qui en sortent : une grosse tête mais un cœur trop étroit ! Pour les intellectuels, aussi, l’argent est un mauvais maître et quiconque s’aventure à l’aimer devient un monstre pour son prochain. La place des intellectuels engagés n’est ni en prison ni dans les régimes corrompus mais au front pour le respect de la dignité humaine et des valeurs civiques. Puissent les jeunes intellectuels camerounais s’inspirer des Lignes de Résistance de Fabien Eboussi Boulaga, cet intellectuel de rigueur. Nos larmes ne sont pas des armes. Changeons-nous pour changer le Cameroun.

Ecrit par lejour   
29-07-2009





29/07/2009
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