L’Afrique est-elle condamnée à la « divagation » démocratique ?

L’Afrique est-elle condamnée à la « divagation » démocratique ?

Dictateurs Afrique centrale:Camer.bePour comprendre la déroute électorale d’Abdoulaye Wade, contraint à un second tour à haut risque face à l’un de ses anciens Premiers ministres, il faut saisir les mutations sociopolitiques récentes au Sénégal et, au-delà, dans le reste de l’Afrique. Sinon, on passe à côté de l’essentiel. Alors que les « experts » et autres « spécialistes » ès affaires africaines pronostiquaient un passage en force d’Abdoulaye Wade au premier tour du scrutin du 26 février, les électeurs sénégalais en ont décidé autrement. Ils ont contraint leur octogénaire président à un tour ultime, probablement le 18 mars (*), face à l’une de ses « créations », l’ancien Premier ministre Macky Sall.

Wade arrive, certes, en tête du premier tour, mais il prend de sérieux  risques pour la phase finale. Cette année, il a obtenu moitié moins de voix que lors de la présidentielle de 2007. Il devrait se retrouver dans quelques semaines face à une opposition coalisée et pourrait se voir indiquer la porte de sortie.

La contre-performance électorale de Wade en a surpris certains, notamment les fameux experts ès affaires africaines qui sont passés à côté des mutations profondes intervenues, ces dernières années, dans les sociétés africaines. Ils n’ont pas su prendre la juste mesure des aspirations des populations, surtout de la jeunesse urbaine africaine touchée de plein fouet par le chômage, mais avide de liberté, d’ouverture sur le reste du monde, comme en témoigne sa passion pour les Nouvelles technologies de l’information et de le communication. Il suffisait pourtant d’ouvrir les yeux !

Ces vingt dernières années, l’Afrique a changé, beaucoup changé. Jusqu’au début des années 1990, il était difficile de débattre de la démocratie sur ce continent, singulièrement dans sa frange subsaharienne francophone, autrement que de discuter du contenu comparatif des Constitutions (quand il y en avait) qui,  toutes, sur le modèle français, consacraient les règles traditionnelles d’un constitutionnalisme ordonné autour des idées de Montesquieu.

Le tableau politique du continent se résumait pour l’essentiel à des régimes autoritaires fondés sur le système du parti unique, où le pouvoir était détenu par le leader, et où, bien entendu, le suffrage universel se résumait à des parodies électorales. Durant cette période caractérisée par une exceptionnelle longévité au pouvoir, soutenue directement ou indirectement par l’ancienne puissance coloniale, les changements politiques étaient presqu’exclusivement le fruit de coups d’État militaires, et rarement la conséquence d’une alternance par la voie des urnes.

Il n’est pas excessif de dire qu’un tel environnement politique porte une part essentielle dans les maux dont souffre aujourd’hui encore l’Afrique et dans l’échec de la construction de l’État dans cette région du monde.

Il a fallu attendre les mouvements de contestation du début des années 1990 (qui ne doivent rien, contrairement à ce que l’on entend souvent, au Sommet de la Baule de juin 1990 organisé par le président français François Mitterrand) pour que les choses commencent à bouger. De Conférences nationales en Conférences nationales, dont le bilan a été finalement très contrasté, de négociations politiques en arrangements partisans entre les pouvoirs en place et leurs oppositions, le paysage politique va se transformer avec, entre autres, la généralisation du multipartisme, la mise en place de nouvelles structures en charge de l’organisation des élections (commissions électorales) et la consécration des libertés publiques individuelles et collectives.

Si, dans un premier temps au moins, on peut globalement affirmer sans risque d’être contredit que l’Afrique subsaharienne a réussi son « entrée » en pluralisme politique, voire en démocratie, certes encore fragile tant les expériences ont été variées, le meilleur côtoyant parfois le pire, très vite, certains acquis seront remis en cause et les mauvaises habitudes d’exercice autoritaire du pouvoir reprendront le dessus, avec la perpétuation des simulacres d’élections et l’instrumentalisation du pluralisme, notamment, au Gabon, au Congo Brazzaville ou au Cameroun.

On a voté récemment au Cameroun : le Président Paul Biya, 79 ans, dont 29 au pouvoir, a été reconduit dans ses fonctions pour un sixième mandat avec près de 78% des suffrages, au terme d’un scrutin à un tour pour le moins expéditif. On a aussi voté le 24 novembre 2011 en Gambie, là aussi pour un scrutin à un tour qui a plébiscité le sortant, Yahya Jammeh, 47 ans, dont 18 ans au pouvoir.

On a également voté 28 novembre 2011 en République démocratique du Congo, où le Président Joseph Kabila faisait  face à dix adversaires dans un double scrutin (présidentiel et législatif) à un tour ayant nécessité 186 000 urnes commandées en Chine, 64 millions de bulletins de vote imprimés en Afrique du Sud, des milliers d’isoloirs commandés en Allemagne et des conteneurs d’encre indélébile en provenance, cela va de soi, de Chine. Que de dépenses folles et que de débauche d’énergie pour un double scrutin joué d’avance et qui a abouti à un blocage institutionnel et politique ! Deux hommes, le président sortant, Joseph Kabila, et son principal opposant, Etienne Tshisekedi, se proclament, l’un et l’autre, élus. 

Il ne fait guère de doute aujourd’hui (et encore une fois il faut toujours se garder de toute généralisation) que les avancées pluralistes sont désormais, dans nombre de pays, sous la menace d’une dérive « présidentialiste » qui, sous bien des aspects, prend la forme d’une restauration de l’autoritarisme. Même si ce phénomène est moins marqué selon les régions (il est par exemple plus avéré en Afrique Centrale qu’en Afrique de l’Ouest), il porte le signe d’une altération des garde-fous qui ont été mis en place lors du trop bref « Printemps », un mot auquel je préfère la formule, plus imagée, de « l’Harmattan de l’Afrique ».

Cette grave dérive présidentialiste s’explique, parmi d’autres raisons, par la persistance de l’hégémonie de la fonction présidentielle, la suspicion qui pèse à nouveau sur les processus électoraux, l’absence de véritables contre-pouvoirs à la fois parlementaire et judiciaire, et enfin la faiblesse des sociétés civiles.

La prépondérance de la fonction présidentielle imprègne de nouveau la vie politique et annihile les jeux d’équilibre et de contre-pouvoirs. Au fil des ans, et en s’appuyant parfois sur l’hégémonie du parti au pouvoir (dont le Chef de l’État conserve la direction, comme au Sénégal), les Présidents sont parvenus à imposer une emprise totale sur l’Exécutif (réduisant, par exemple, le champ d’intervention des Premiers ministres), voire sur l’ensemble de l’appareil d’État.

C’est dans ce contexte qu’ont été engagées, à un rythme effréné au cours des dernières années, les révisions constitutionnelles tendant à abroger les dispositions relatives aussi bien au nombre limité de mandats présidentiels (deux) et à leur durée (passée très vite, dans certains pays, de cinq à sept ans), et à introduire de nouvelles règles élargissant un peu plus les attributions du Chef de l’État. Face à l’émiettement et aux querelles intestines à leurs oppositions, la quasi-totalité des chefs d’Etats d’Afrique centrale ont par ailleurs compris le bénéfice qu’ils pouvaient tirer d’un scrutin à un tour : le Cameroun, le Gabon, le Congo, la RDC et, au-delà, la Gambie, ont vite fait de saisir l’aubaine pour éviter d’avoir à se retrouver, en cas d’un éventuel second tour, face à un adversaire soutenu par les forces coalisées de l’opposition.

Mais cette « perversion » présidentialiste se heurte de plus en plus à une prise de conscience des forces politiques et sociales, à leur capacité à déjouer les tentatives de restauration de l’ordre politique ancien et à mobiliser au-delà des seuls espaces partisans. Une telle mobilisation a ainsi permis d’empêcher l’ancien Président nigérien Mamadou Tandja  de passer outre la représentation nationale et, au-delà, de contourner les organes, notamment juridictionnels, de régulation. Cette tentative de passage en force du chef de l’État nigérien pour imposer son projet de révision de la Constitution qui l’autoriserait à briguer un troisième mandat s’est heurtée tout à la fois à l’opposition des partis politiques, des centrales syndicales et de la société civile, ainsi qu’à la détermination de la Cour constitutionnelle de dire le droit, fût-ce contre la volonté du Président de la République.

L’exemple nigérien, qui confirme l’enracinement de la culture démocratique et le souci des nouvelles juridictions constitutionnelles africaines de jouer pleinement leur rôle de régulateur du droit, tant en ce qui concerne la protection des droits fondamentaux et des libertés que le contentieux électoral, n’est pas sans rappeler celui du Nigéria, grand voisin du Niger, dont le Président, à l’époque Olusegun Obasanjo, a dû renoncer à son projet secret de postuler pour un troisième mandat banni par la Constitution.

C’est dans ce même esprit de préservation des acquis démocratiques que la vie politique a évolué au Bénin. A cet égard, l’exemple de ce pays en matière de démocratie ne saurait se réduire uniquement au rôle joué par la Commission électorale nationale autonome (CENA) créée en 1995, et à l’autorité qu’a su imposer, à chaque échéance électorale, depuis une vingtaine d’années, la Cour constitutionnelle. La reconstruction politique opérée dans ce pays (et dont témoignent la banalisation de l’alternance à la tête de l’État et les renversements de majorité à l’Assemblée nationale) est également illustrée par le dynamisme des forces politiques qui s’appuient sur une société civile de mieux en mieux organisée.

En réalité, c’est toute la société béninoise, à travers les institutions, les organisations non gouvernementales, les mouvements associatifs (où les femmes occupent une place prépondérante), et la presse, qui se juge comptable du pacte politique et social scellé à la Conférence nationale de février 1990. Elle a eu à le démontrer à plusieurs reprises, notamment à l’occasion de plusieurs scrutins présidentiels. En 1996, la Cour constitutionnelle a validé un résultat défavorable au Chef de l’État sortant, Nicéphore Soglo, candidat à sa propre succession. Plus récemment, en 2006, les Béninois, dans leur ensemble, ont su faire échec à la volonté du Président Mathieu Kérékou, de briguer un troisième mandat (interdit par la Constitution) et de discréditer le scrutin qui allait porter au pouvoir Thomas Yayi Boni. Dans une décision en date du 20 octobre 2011, la Cour constitutionnelle a clairement signifié au président Boni que la durée du mandat présidentiel (5 ans, renouvelable une seule fois) ne peut être modifiée.

Les obstacles qui continuent de se dresser sur la voie des changements politiques et de la démocratie, pourtant largement souhaités par les peuples africains, ne peuvent en aucun cas conduire à douter de la capacité de l’Afrique à surmonter les résistances à l’alternance démocratique. L’exemple du Ghana, où, en décembre 2008, le candidat de l’opposition, John Atta Mills, n’a battu son adversaire que de quelques milliers de voix, a montré que pour peu que certaines conditions soient remplies (impossibilité pour le Président sortant de pouvoir postuler à un troisième mandat, bon fonctionnement de la Commission électorale, existence d’un projet alternatif) les ressorts de la démocratie peuvent fonctionner. En octobre 2001, douze (12) malheureuses voix séparaient les deux finalistes de la présidentielle au Cap Vert. Le perdant (Carlos Veiga) a félicité le vainqueur (Pedro Pires) et lui a souhaité bon vent ! Autre exemple : l’opposition sénégalaise vient de mettre le sortant, Abdoulaye Wade, en ballottage, le contraignant à un ultime tour avec son ancien Premier ministre Macky Sall.

A l’évidence, en Afrique de l’Ouest tout spécialement, la restauration, sous le couvert d’un discours démocratique, n’a pas brisé l’élan des années de contestation. Par ailleurs, le monde d’aujourd’hui n’est pas celui des décennies 1960, 1970 et 1980 où les régimes de parti unique bénéficiaient de la bienveillance et surtout des soutiens multiformes, y compris militaires, des anciennes puissances coloniales, dont principalement la France. De nos jours, la quête de démocratie et de liberté est au cœur des relations internationales et l’Afrique n’est pas en reste. Dès lors, on peut dire, sans risque de se tromper, que les pouvoirs qui s’obstinent à verrouiller le jeu politique pour se maintenir au pouvoir, livrent un combat d’arrière-garde. Ce constat est d’autant plus vrai que la crise économique, avec ses retombées sociales, ne manque pas d’exacerber les rapports entre gouvernants et gouvernés.

L’Afrique est-elle vouée à la fatalité de l’autoritarisme politique et des « divagations démocratiques » ? Nullement. D’abord, parce que le mouvement vers plus de démocratie que l’on observe ici ou là, plus en Afrique de l’Ouest qu’en Afrique centrale, ne se réduit pas à la seule sphère institutionnelle : elle recouvre de plus en plus les aspects sociétaux, dont, entre autres, les rapports entre les sociétés africaines prises dans leur ensemble, d’une part, l’État et le pouvoir, de l’autre.

Il est, à mes yeux, tout autant inacceptable d’ignorer les dérives dont sont entachées nombre d’expériences politiques prétendument démocratiques, que de balayer d’un revers de la main les avancées enregistrées au cours des deux dernières décennies qui tranchent avec les anciens modes de conquête et d’exercice du pouvoir. Le pluralisme, fut-il imparfait et même dévoyé, est aujourd’hui une réalité dans beaucoup d’États d’Afrique subsaharienne. Cela se traduit, quelles que soient les tentations d’immobilisme voire de roublardise politique, par un jeu plus ouvert autour de règles d’équilibre et de respect de principes inscrits dans les textes constitutionnels. A ce propos, il faut noter une plus grande juridicisation des débats politiques et une attention plus vigilante portée par les acteurs sociaux au respect des cadres juridiques et institutionnels. Même si le phénomène partisan fonctionne de manière parfois biaisée et irrégulière, il demeure un garde-fou contre les velléités  autoritaires.

L’exemple récent du Burkina Faso est à ce propos très édifiant. Alors qu’il venait d’être « réélu » en novembre 2010 au premier tour à une majorité écrasante (avec plus de 80%, mais pour un corps électoral volontairement restreint), Blaise Compaoré a été contraint de faire machine arrière sur son projet de « déverrouillage » de la Constitution, en vue de faire sauter le loquet du nombre de mandats fixés dans les textes à deux, face à une contestation populaire et à une mobilisation inattendue des partis politiques jusque-là tenus par le pouvoir burkinabè comme des groupuscules sans représentativité.

Contrairement aux trois pays d’Afrique du Nord touchés récemment par ce qu’on a appelé de manière impropre le « Printemps arabe » (Tunisie, Libye, Egypte), tous limitrophes et, donc, sensibles au phénomène de mimétisme, les pays d’Afrique subsaharienne n’en sont plus au stade de la seule conquête des libertés et de la démocratie institutionnelle. Quelles que soient les vicissitudes que continuent de connaitre l’exercice des libertés et la pratique du pluralisme qui passe principalement par une réhabilitation du suffrage universel et une modernisation du système des partis, les peuples d’Afrique subsaharienne ont désormais en point de mire l’accession à une démocratie avec tous les jeux d’équilibre et de contrepouvoirs qui rendent définitivement impossible le retour à la situation ante.

(*) La Constitution prévoit qu’en cas de ballottage, un second tour de scrutin est organisé 15 jours après la proclamation officielle des résultats du premier tour par le Conseil constitutionnel.

© Afriquinfos : Francis Kpatindé


05/03/2012
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