La justice sur les traces du pacte Sarkozy-Tapie

La justice sur les traces du pacte Sarkozy-Tapie
La Commission des requêtes de la Cour de justice de la République, conduisant à l'ouverture d'une enquête sur Christine Lagarde, est un tournant majeur dans l'affaire Tapie. Pas seulement par son côté spectaculaire, c'est-à-dire la mise en cause de l'ex-ministre française des finances, devenue directrice générale du Fonds monétaire international (FMI).

Mediapart

Révélée par Mediapart (lire Cour de justice : le document qui accable Christine Lagarde), la décision motivée de la Commission des requêtes de la Cour de justice de la République (on peut la télécharger ici ou la consulter ), conduisant à l'ouverture d'une enquête sur Christine Lagarde, est un tournant majeur dans l'affaire Tapie. Pas seulement par son côté spectaculaire, c'est-à-dire la mise en cause de l'ex-ministre française des finances, devenue directrice générale du Fonds monétaire international (FMI). Surtout parce que, pour la première fois, une juridiction française suggère à mots pas même couverts que « sous l'apparente régularité d'une procédure d'arbitrage se dissimule en réalité une action concertée en vue d'octroyer aux époux Tapie » un magot prélevé sur les deniers publics. En clair, que l'affaire Tapie s'apparente bel et bien, comme nous l'avons fréquemment écrit, à un scandale d'Etat, impliquant les plus hautes autorités jusque dans les sommets du pouvoir. Il faut prendre le temps de lire, en effet, cette décision motivée. Tout y est décrit par le menu, avec une grande précision. On y trouve ainsi le décompte enfin exact et irréfutable des sommes qui ont fait l'objet de ce« détournement de fonds publics » : 403 millions d'euros au total, dont 304 millions d'euros sont tombés, en net, dans la poche de Bernard Tapie. On y trouve aussi les indices nombreux de l'illégalité probable de cet arbitrage, et la cascade d'irrégularités qui l'ont accompagné. On y trouve de même la confirmation des manquements à leurs obligations d'indépendance d'au moins deux des arbitres.On y trouve, enfin, la mention de la très grave responsabilité de Jean-Louis Borloo, l'éphémère ministre des finances qui, le jour même de son arrivée à Bercy, le 18 mai 2007, n'a rien eu de plus pressé à faire que de demander le lancement de cet arbitrage illégal au profit de Bernard Tapie, dont il avait été l'avocat pendant de nombreuses années.Et tout cela se termine par une mise en cause de Christine Lagarde pour des faits beaucoup plus graves qu'on ne le pensait. Qu'on se souvienne! Dans sa saisine de la Commission des requêtes de la Cour de justice de la République (CJR), le procureur général près la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal (parti à la retraite en juin), préconisait l'ouverture d'une enquête au motif que Christine Lagarde aurait pu se rendre coupable du délit pénal d'abus d'autorité. Or, la même Commission des requêtes a donné raison au magistrat mais a encore alourdi les griefs contre l'ex-ministre, en retenant des qualifications pénales plus infamantes : « Ces faits, à les supposer démontrés, sont susceptibles de constituer à la charge de Mme Lagarde les délits de complicité de faux par simulation d'acte et de complicité de détournement de fonds publics », observe-t-elle. Il faut bien soupeser ce que les mots suggèrent. « Complicité de détournement de fonds publics » ; « simulation d'actes » : ce sont des charges très lourdes qui pèsent désormais sur Christine Lagarde, suggérant que l'arbitrage n'a été au fond qu'un simulacre, pour parvenir à un but décidé à l'avance.

« Une action concertée » au profit de Tapie

Et puis surtout, il y a ce constat terrible qui résume toute l'affaire Tapie :« De l'ensemble de ces décisions systématiquement défavorables aux intérêts du CDR de l'EPFR et de l'Etat résultent des indices graves et concordants faisant présumer que, sous l'apparente régularité d'une procédure d'arbitrage, se dissimule en réalité une action concertée en vue d'octroyer aux époux Tapie et aux sociétés dont ils détiennent, directement ou indirectement, le capital, les sommes qu'ils n'avaient pu jusqu'alors obtenir, ni des tribunaux judiciaires, ni par la médiation tentée en 2004, ni lors d'une seconde négociation menée en 2006 après le prononcé de l'arrêt de la cour d'appel de Paris, celle-ci ayant également été abandonnée, compte tenu des prétentions jugées inacceptables de M. Tapie. »« Une action concertée » ! D'une formule choc, les magistrats qui ont pris cette décision motivée résument ce qu'il faut retenir de ce scandale Tapie. Si scandale d'Etat il y a, ce n'est pas parce que l'Etat a connu des dysfonctionnements, comme cela peut arriver ; ce n'est pas parce que des choix hasardeux ont été faits, par incompétence ou par négligence, dont les contribuables vont devoir payer les conséquences. Non ! C'est parce que tout a été fait, en connaissance de cause, pour organiser un « détournement de fonds publics ».On comprend alors sans peine pourquoi cette décision motivée constitue un tournant majeur dans l'histoire Tapie.A cela, il y a une première raison. C'est que, depuis la scandaleuse sentence rendue le 7 juillet 2008 au profit de Bernard Tapie, beaucoup, dans les milieux de la presse comme dans ceux de la politique, n'ont pas voulu voir ce qui était pourtant au fil des mois une évidence de plus en plus nette : tout avait été fait pour faire la fortune de Bernard Tapie.Qu'il nous soit permis de le dire : à Mediapart, nous nous sommes même parfois sentis un peu seuls à conduire des enquêtes sur cette affaire Tapie. Alors que beaucoup de confrères, à l'exception notable de l'hebdomadaireMarianne ou du Canard enchaîné, se désintéressaient de ce dossier ou sinon même disculpaient par avance Christine Lagarde de toute faute, nous avons pourtant continué à mener d'innombrables enquêtes sur cette affaire (on les retrouvera toutes dans l'onglet « Prolonger »). Je l'avais un jour pointé dans un billet de blog (il est ici): il s'est même trouvé des médias, résumant le climat d'impunité dont semblait jouir Bernard Tapie, pour prétendre que le dossier Tapie/Lagarde était totalement inconsistant. La palme de la mauvaise foi est ainsi revenue à Dominique Seux, qui, dans deux éditoriaux identiques dans Les Echos et à France Inter - bravo le service public ! -, s'est échiné à déformer les faits et, ne mentionnant aucun des graves griefs de la Cour des comptes ni même son existence que Mediapart venait de révéler, en venait à prétendre que le dossier était vide : « Il y a un petit risque [pour Christine Lagarde] plus sur les délais que sur le fond. » Ce qui lui permettait de déboucher sur cette sidérante conclusion : « Soit on plonge du côté de la théorie du complot, soit il faut des preuves. »En clair, Mediapart était accusé de verser dans la théorie du complot. Et Christine Lagarde était par avance blanchie. Circulez ! Il n'y avait pas d'affaire Tapie...

L'écrasante responsabilité de Jean-Louis Borloo

Et du côté des dirigeants politiques, cela a été à peu de choses près la même histoire. En dehors du président du Modem, François Bayrou, qui a inlassablement dénoncé à juste titre ce scandale d'Etat ; en dehors du président de la Commission des finances de l'Assemblée nationale, le socialiste Jérôme Cahuzac, il s'est trouvé bien peu de responsables pour dénoncer ce très mauvais coup porté à la démocratie. C'est même pis que cela ! Il s'est trouvé des socialistes - telle Martine Aubry, tel Jean-Christophe Cambadélis - pour applaudir la candidature de Christine Lagarde à la direction générale du FMI (lire en particulier: FMI: le stupéfiant soutien de Martine Aubry).C'est en quelque sorte l'onde de choc imprévue de cette affaire : elle permet de comprendre comment la presse fonctionne - ou parfois dysfonctionne. Comme elle permet de mieux cerner les valeurs qui guident les uns et les autres en politique : à l'heure de la présidentielle, il ne sera évidemment pas indifférent de se souvenir par exemple, pour ne parler que de la sensibilité centriste, que l'un de ses porte-voix, François Bayrou, a dénoncé dès la première heure le magot offert à Bernard Tapie tandis que son rival, Jean-Louis Borloo, a été le tout premier organisateur de ce simulacre d'arbitrage.Et puis, si cette décision motivée constitue un tournant majeur dans l'histoire Tapie, c'est surtout parce qu'elle évoque « une action concertée » pour organiser un détournement de fonds publics. Car du même coup, on comprend ce que l'enquête de la Cour de justice de la République devra s'appliquer à établir : quels ont été les acteurs de cette action concertée ? Quel est le degré d'implication et de responsabilité de chacun d'entre eux dans ce simulacre d'arbitrage ? Et, par-dessus tout, cette « action concertée » a-t-elle eu un chef d'orchestre ?De notre côté, à Mediapart, voilà près de trois mois que nous enquêtons sur ce volet évidemment décisif de l'affaire, pour chercher à comprendre la raison cachée pour laquelle les plus hautes autorités de l'Etat ont pris la lourde responsabilité de suspendre le cours de la justice ordinaire. Les pièces de ce difficile puzzle, nous avons cherché par de très nombreuses enquêtes (voir également notre onglet « Prolonger ») à les assembler. En enquêtant sur les relations secrètes entre Bernard Tapie et Nicolas Sarkozy au début des années 1990 ; en enquêtant ensuite sur les relations d'amitié et de très forte proximité entre le même Bernard Tapie et Brice Hortefeux, le premier des fidèles de la Sarkozie...C'est l'une des vieilles ficelles du métier de journaliste : on ne trouve le plus souvent que ce que l'on cherche. Des années durant, nous avons donc cherché à mettre au jour le pacte secret qui lie Nicolas Sarkozy à Bernard Tapie. Ce pacte qui est à l'évidence à l'origine de ce scandaleux arbitrage...Mais que la justice à son tour marche sur ces mêmes brisées et parle d'une « action concertée » change radicalement la donne. Car même si, selon les très antidémocratiques institutions de la Ve République, le chef de l'Etat est pénalement quasi irresponsable le temps de son mandat, il coule de source que l'enquête de la CJR ne pourra pas éluder de nombreuses questions : si le détournement de fonds public est avéré ; si la complicité de Christine Lagarde l'est aussi, ne faudra-t-il pas chercher à vérifier si des instructions ont été données pour organiser cette « action concertée » ? Et ces éventuelles instructions, sont-elles venues de l'Elysée ?François Bayrou a tout de suite compris l'importance de cette décision de la CJR. « La décision de la CJR est impressionnante par la précision de l'analyse et de la définition des manquements, des illégalités, des complicités qui ont permis, au sein même de l'État, la décision la plus scandaleuse des dernières décennies », a-t-il commenté, jeudi, dans une déclaration à l'AFP. « Peu à peu, mais de manière décisive, la vérité avance et se fait jour », a-t-il encore dit, avant d'ajouter: « En visant la "simulation d'acte", les magistrats indiquent que c'est l'arbitrage tout entier qui est soupçonné de constituer un faux avec la complicité des responsables de l'État, et aux frais du contribuable. »Comment ne pas reconnaître que le président du Modem parle juste? Assurément, Christine Lagarde a maintenant tout à craindre de l'enquête ouverte par la Cour de justice de la République. Mais Nicolas Sarkozy sans doute plus encore qu'elle...




19/08/2011
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