Garga Haman Adji: «Je ne serai pleinement utile au gouvernement que si j’en suis le Premier ministre» (Suite fin)

Est-ce que l’Opération Epervier correspond à votre vision ?
L’opération baptisée Epervier n’a pas encore réussi à s’attirer toutes les faveurs du peuple. Il y en a qui ne lui font pas confiance et laissent entendre que cela ressemble parfois à des règlements de comptes qui échappent à l’attention du président de la République.  D’autres estiment qu’elle n’est pas menée de façon objective ou qu’elle est politisée. Surtout que tout le monde est persuadé que cette affaire est gérée par le chef de l’Etat lui-même, en personne.  A mon  temps j’arrêtais seul le « rôle », en mon âme et conscience chaque fois que le président approuvait mes propositions et sur la base des dossiers que me préparait le secrétariat permanent du CDBC. Aux termes des textes en vigueur et sous peine de vice de forme, le ministre de la Justice n’est saisi, pour compétence, que par le ministre chargé du Contrôle de l’Etat des cas définitivement traités par le CDBC, lorsque ces cas sont entachés de l’infraction pénale de détournement de deniers publics. A la lettre adressée au ministre de la Justice et valant plainte au nom de l’Etat sont joints le rapport de contrôle dressé par les inspecteurs d’Etat ayant contrôlé la structure en cause, le PV du Conseil de discipline budgétaire et comptable ainsi qu’une copie de l’arrêt ayant sanctionné les assises du CDBC. Il semble qu’aujourd’hui, c’est le président qui décide d’arrêter A ou B et d’attendre pour C.

Est-ce que le ministre Edzoa faisait partie de vos baleines ?

Non. Quand j’étais ministre, il était médecin personnel du président de la République. Il n’avait encore rien géré dans sa vie. Il a commencé à gérer par les fonds de l’OUA. C’est lui qui a géré ces fonds en liaison avec le Cabinet civil. Donc Edzoa Titus n’était pas dans mes filets. Par contre il m’est revenu de source crédible que c’est lui qui avait dissuadé le président de la République de me nommer au poste de Premier ministre en 1992, alors que même son épouse Jeanne Irène s’en était ouverte à ses confidents.

Comment cela ?

L’Homme est divers et ondoyant, ne cesse-t-on de dire. L’Homme politique est surtout secret. Rien de surprenant car une idée peut en cacher une autre. Je m’abstiens donc de développer beaucoup de commentaires à ce sujet. On ne tire pas sur un corbillard. Je ne voudrais surtout pas le vilipender ; ce serait bas et mesquin de ma part d’en  vouloir pour si peu à quelqu’un que je continue de prendre pour un ami. Il avait certainement des raisons cachées d’avoir agi ainsi, vu les intentions sans doute qu’il nourrissait déjà pour son projet  présidentiel. Peut-être voulait-il le poste pour quelqu’un qui lui faciliterait la réalisation de son illustre dessein. Mais je pense que c’est surtout l’élite politique du Nord-Ouest qui avait réglé mon sort. Leur argumentation brute était défendable. Si récompense il devait y avoir du fait des résultats des législatives, le Nord-Ouest avait rapporté 20 députés (contre 13 pour l’Extrême-Nord), grâce notamment au boycott décidé par le SDF dont cette province est le fief incontesté. En plus, s’appuyant sur le discours du président à l’Assemblée nationale à l’occasion duquel il avait laissé entendre que « c’est le parti qui obtiendrait le plus de députés qui aura le Premier ministre » et dans une logique interne au RDPC qui avait obtenu la majorité relative au parlement, l’élite politique de cette région, discrètement activée par M. Kwain, brandit son score de 20 députés qu’aucune province n’avait pu remporter. C’est ce raisonnement politiquement simpliste qui de surcroît avait manqué de perspective en perdant de vue la présidentielle d’octobre 1992, qui obtint gain de cause. Pourtant, en termes de suffrages, c’est l’Extrême-Nord qui caracolait en tête avec 171 000 voix contre seulement 54 000 voix pour le Nord-Ouest. Au départ, c’était Achidi Achu qui était pressenti pour être au perchoir. Alors, je m’empressai d’écrire au secrétaire général du comité central, Joseph Charles Doumba, pour lui demander que le poste de 1er vice président de l’Assemblée soit réservé à l’Extrême-Nord, et je lui proposai M.Cavayé Yegué pour l’occuper. Ce qui explique qu’à la suite de la nomination de M. Achidi Achu au poste de premier ministre, le 1er vice-président de l’Assemblée que j’ai proposé est de facto devenu président de l’auguste Chambre. M. Doumba eut l’honnêteté de montrer ma lettre à M. Cavayé, et celui-ci l’humilité de m’en rendre compte et de m’en remercier.

Est-ce que vous n’avez pas l’impression que les inspecteurs d’Etat ne font plus bien leur travail ? Il y a un voile de suspicion autour des inspecteurs qui acceptent souvent d’être financés par les entreprises qu’ils doivent contrôler. Tout cela ne contribue-t-il pas à tuer les contrôles ?

Quand j’étais aux affaires, j’avais interdit que l’entreprise contrôlée loge les inspecteurs ou les pourvoit en moyens de transport. Je me souviens avoir suspendu de mission un inspecteur qui s’était permis de violer mes consignes à cet effet au cours d’un contrôle de la SONARA à Limbe. N’étant plus en mission, il est obligé de restituer le véhicule avec lequel il jouait au nabab et de rejoindre dare-dare Yaoundé. Souffrez cependant que je ne puisse témoigner de la véracité de ce qui se passe actuellement. Mais il faut toujours situer le contrôle de l’Etat dans le contexte des textes qui l’ont créé, lesquels textes nécessitent un toilettage et une remise à niveau pour tenir compte des structures nouvelles de Contrôle et de lutte contre la corruption.  Et il ya trop d’intermédiaires entre le président de la République qui décide et le responsable du contrôle de l’Etat qui devrait normalement travailler directement avec le chef de l’Etat, comme cela se passe par exemple au Sénégal. Je suis sûr que cela réduirait beaucoup d’immixtions de chargés de missions ou de conseillers techniques dont il arrive que certains qui ne sont ni juristes, ni comptables ni financiers ne comprennent rien des rapports de contrôle, mais imposent l’interprétation qui correspond à la spécificité de leur formation ou de leur approximation.  A mon époque, les recrutements des inspecteurs d’Etat étaient très sélectifs. Sous mon ministère, de chaque cuvée de l’ENAM je prélevais les trois premiers de chaque promotion pour être affectés au Contrôle de l’Etat avec en perspective de devenir contrôleur ou inspecteur d’Etat. Ceci évite tout complexe aux inspecteurs quand ils se retrouveront face à leurs anciens camarades. C’est ainsi en France : les meilleurs produits de l’ENA sont réservés au Conseil d’Etat, les suivants vont à la Cour des comptes et à l’inspection générale des Finances. Quand vous prenez le dernier pour aller contrôler le premier, il va rigoler. Pour supprimer ces complexes, j’avais décidé que trois majors vont au Contrôle. C’est ce qui se passe en France. Les dix premiers qui sortent de l’ENA partent au Conseil d’Etat, les autres vont à l’inspection générale des Finances. Là-bas les administrateurs civils ne sont pas les plus choyés. Le Contrôle de l’Etat doit être reformé pour qu’on mette à ce poste quelqu’un en qui le président a entièrement confiance. Et quand celui-ci lui dit ceci, il faut que ce soit comme une parole de la Bible ou du Coran. A ce moment ça marchera. Et le poids de la confiance le poussera à bien travailler.

Et la CONAC ?

Elle ne devrait pas être vue au même titre que le Contrôle d’Etat parce que la CONAC n’a pas de démembrement. Nous sommes onze plus quelques personnels que nous avons recrutés tant bien que mal. Nous travaillons normalement sur la base des dénonciations. Tout usager du service public, Camerounais ou étranger, qui fait l’objet de menace d’une corruption active ou passive ou qui est en but à la corruption, devrait dénoncer cela à la CONAC. Notre environnement juridique ne disposant pas de textes appropriés pour la protection et la récompense des dénonciateurs, peu de gens acceptent de dénoncer les cas de corruption dont ils ont connaissance ou sont victimes. Le Libéria vient de franchir cette barrière juridique.  Le jour où le Cameroun aussi fera voter à cet effet une loi aux contours et au contenu bien encadrés, les détournements de deniers publics seront considérablement réduits.  Il faut aussi arriver à monter des stratégies : par exemple tendre une souricière et attraper le corrompu ou le corrupteur la main dans le sac avec le concours de la Police et/ou de la gendarmerie. Cette technique présente l’avantage de créer une psychose permanente d’être piégé et d’entretenir un stress tel que tout usager sera perçu comme s’il était accompagné de  policiers. Alors la corruption mourra progressivement de sa propre mort.

Il y a quelques mois, le Contrôle supérieur de l’Etat demandait que sa compétence soit renforcée afin de mener à bien ses missions. Est-ce que ces missions ont été élaguées par ceux qui se sentent traqués ? On assiste à une interférence dans cette lutte contre la corruption. Nous avons d’un coté l’exécutif qui ordonne les arrestations, nous avons le ministre de la Justice qui se met en avant au sujet des multiples listes qui circulent. De l’autre coté, nous avons des techniciens du Contrôle supérieur de l’Etat.

Quelles sont les chances de réussite avec ces trois pôles de décideurs ?

Pour le moment, il n’y a de fait qu’un seul décideur, c’est le président de la République. Et tous les problèmes de la persistance de la corruption au Cameroun résident là. C’est cette procédure à tête chercheuse qui laisse penser que les arrestations sont politisées, partielles, donc partiales. Autant le président de la République n’interfère pas quand il y a braquage d’une banque ou prise d’otages, autant il devrait cesser de se mêler des préalables de la mise en mouvement de l’action publique en matière de crimes ou de délits financiers. De même, l’auto-saisine n’étant nulle part proscrite, il faut absolument exiger des parquets de s’autosaisir. Les inspecteurs d’Etat et les membres de la CONAC devraient également être investis de larges pouvoirs d’investigation, d’action et de contrainte. Une telle libéralisation des responsabilités entraînera à coup sûr un  accroissement et un renforcement des actions tant sur le plan spatial que stratégique. Oui, en ce moment on parle beaucoup du ministre de la Justice. On va même jusqu’à lui imputer des compétences que la loi ne lui a pas encore attribuées. En fait il sert de courroie de transmission à sens unique entre le Contrôle supérieur de l’Etat et les procureurs de la République. C’est par pur parallélisme de formes que le ministre chargé du Contrôle de l’Etat ne s’adresse pas directement aux procureurs. Ce sont en réalité les sorties médiatiques de plus en plus répétées du ministre et son rang protocolaire actuel qui tendent à créer l’impression ou l’illusion que c’est le ministre de la Justice qui décide de tout. Il n’en est rien. Pour ce qui est de l’Opération Epervier, il convient de rappeler que l’actuel ministre de la Justice avait lancé une opération du même nom  quand il était ministre de la Défense. Bien qu’un épervier ne soit point polyvalent, il tend à devenir son totem. Or, dans les régions sahéliennes cet oiseau est un prédateur spécialisé à saisir de ses serres et à emporter dans les airs sa proie principalement constituée de poussins et non de « baleines ».

Lorsque vous meniez cette opération, est-ce que vous avez pensé à toutes ces éventualités, c’est-à-dire récupérer ce qui a été volé ?

J’avais prévu qu’il fallait automatiquement récupérer l’argent volé car ce ne serait que partiellement productif si l’on ne se limitait qu’aux arrestations des suspects si l’argent volé n’est pas récupéré. L’Etat a été délesté de ses fonds, il ne faut pas l’oublier. Même les dommages collatéraux doivent être réparés. Je m’y étais employé quand on avait condamné Messi Messi. Et quand il a pris fuite pour aller se cacher au Canada, je m’étais rapproché de l’ambassadeur Lealy du Canada pour discuter de la procédure appropriée pour le ramener au Cameroun.  Malheureusement, après ma démission, mes successeurs respectifs n’avaient cru devoir s’en préoccuper. Je n’arrive cependant pas à comprendre les hésitations qui entourent la saisie des biens des personnes condamnées. Les services chargés de l’exécution des peines au ministère de la Justice en collaboration avec les services spécialisés de la direction générale du trésor devraient en faire leur affaire. Pour ce qui est de l’extérieur, la mise en œuvre de la convention des Nations Unies ad hoc permet de récupérer les biens mal acquis planqués à l’étranger. La persistance du silence des autorités compétentes de l’Etat peut être interprétée, pour le moins,  comme une complicité passive de leur part.

L’Epervier relève-t-il de la volonté politique ou de la pression des bailleurs de fonds ?

Quand vous lisez la Convention de Cotonou, vous trouverez deux articles qui obligent les membres à l’observance de la démocratie et de l’économie de marché. L’engagement des Etats porte donc à la fois sur la transparence électorale et l’Etat de droit d’une part , l’économie du marché et la transparence dans la gestion des biens publics d’autre part.  Chacun des membres a le devoir de le rappeler à tout membre qui contreviendrait à ses engagements. C’est pour cela que nos partenaires insistent et même nous a rappellent à pour que nous respections nos engagements que personne ne nous contraints  à prendre. La Convention de Cotonou va jusqu’à obliger les pays européens à le faire. La Banque mondiale ou le Fonds monétaire international agissent dans le même sens. Parmi les conditionnalités qu’ils imposent, figurent également la démocratie et l’économie de marché. Car, pensent-ils, là où il y a la démocratie et l’économie de marché, il y a de meilleures garanties de remboursement des emprunts.

Si on vous demandait de comparer les ères Ahidjo et Biya.

Il n’y a aucune comparaison possible. Je m’excuse à ce niveau. Quand vous prenez quelque chose qui est déjà en place, il est plus facile de le faire fleurir que de semer. Des exemples concrets sont certainement plus parlants. Partons du chemin de fer. Les Allemands ont construit ce qu’ils ont appelé le chemin de fer du Nord qui va de Douala à Nkongsamba. A leur tour, les Français ont construit le chemin de fer du Centre Douala-Yaoundé. Cinq ans seulement après l’indépendance Ahidjo a démarré la construction de la ligne  Yaoundé-Belabo-Ngaoundéré. Ahidjo a mis vingt deux ans au pouvoir suprême. Le président Biya est dans sa vingt huitième année au pouvoir suprême. On attend encore son morceau de chemin de fer !! Prenons un autre exemple, celui de la Camair. En novembre 1971, Ahidjo décide de quitter Air Afrique.   Il crée la Cameroon Airlines en novembre 1971 onze ans avant sa démission en novembre 1982. En 11 ans il fait doter la nouvelle compagnie aérienne d’un Boeing 707, de trois Boeing 737, d’un Boeing 747, d’un Boeing 767, d’un Boeing 727, d’un Gruman, …Vingt huit ans après tous ces avions ont été bazardés et n’ont pu être remplacés. Par ailleurs Ahidjo a fait construire les barrages hydro-électriques, hydrauliques ou réservoir suivants : Song Loulou, Lagdo, Mbakao, Bamendjin, Maga, Mokolo, Tchifidi. Il a fait construire la CRTV et créé toutes les Universités existantes exceptées celles de Maroua, de Soa et de Buea. Je ne soutiens pas Ahidjo contre Biya. Mais je relate les faits et les réalisations pour répondre objectivement à votre question.  Ce sont des faits, il faut les accepter. Parler ainsi peut pousser à mieux faire.



21/01/2010
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