ENOH MEYOMESSE: LA QUESTION TRIBALE ET LA POLITIQUE AU CAMEROUN

ENOH MEYOMESSE: LA QUESTION TRIBALE ET LA POLITIQUE AU CAMEROUN

La Question Tribale:Camer.beLa question tribale fait partie des sujets embarrassants que ne désirent guère aborder, de manière franche, les Camerounais. Tous dénoncent le tribalisme, mais, dans le même temps, ne se privent pas de le pratiquer. Pis encore, un grand nombre d’entre eux fait de la politique sur des bases tribales, mais, ne l’avoue guère. Ce sont plutôt les autres qui le font. Tout ceci aboutit au fait que l’on entend régulièrement, « le pouvoir beti », « les X ne peuvent jamais prendre le pouvoir dans ce pays », « il est préférable que le pouvoir retourne aux Y, eux au moins ont, de manière naturelle, le sens de l’autorité et du commandement ». « Les Z ? Jamais de la vie, qui sont-ils, ils sont même d’abord combien, des fainéants comme ça ? ». « Les M ? Quoi ! ils veulent tout avoir, l’économie, et le pouvoir en plus, jamais ! ». « On nous a lésés dans ce gouvernement, les A qui n’ont apporté que X voix seulement au Rdpc se retrouvent avec tel ministère, tel autre ministère, telle et telle société d’Etat, et gèrent, au total, un budget de N milliards, c’est injuste ». « Ils se plaignent ? Et nous alors, le soutien naturel du régime, on a eu quoi ? » « Ils ont combattu pour l’indépendance plus que qui ? ». On entend également : « allez casser ailleurs, pas ici », « nous traiterons vos enfants ici comme vous traiterez les nôtres chez vous ». « Cette école est la nôtre, vous avez les vôtres chez vous, elle est destinée à nous faire rattraper notre retard  ».
 
Dans les pages qui suivent, nous n’avons pas rédigé un traité sur le tribalisme au Cameroun. Nous nous sommes simplement efforcés de décrire le recours au tribalisme, par les hommes politiques, les leaders d’opinion et les fameuses « élites », dans le Cameroun d’aujourd’hui.

Chapitre I : De la coexistence de peuples indépendants à la conscience nationale
A – Les guerres précoloniales et le brassage des populations
B -  La ligne de démarcation de 1916 : frontière administrative et non des cœurs

Chapitre II – L’exploitation économique du Cameroun et le discours patriotique
 A – L’exploitation économique du Cameroun
 B – Réunification et indépendance

Chapitre III : Le discours d’investiture  d’Ahmadou Ahidjo le 18 février 1958
A – Jean Ramadier contre l’idéologie des patriotes camerounais
B – « Unité camerounaise », « Nation  camerounaise »
 
Chapitre IV : L’avènement du parti de « l’Union Camerounaise » au mois de mai 1958
 A – La naissance de l’Union Camerounaise
 B – L’idéologie de l’Union Camerounaise

Chapitre V : L’avènement de l’équilibre ethnique
 A – Le Nord contre le Sud
    B – La tribu contre les partis politiques

Chapitre VI – La division du Nord-Cameroun
 A – Fulbé : peuple élu
 B – « Kirdi » : peuple à « fulbéiser »

Chapitre VII : Les limites de l’équilibre ethnique
 A – La planification de l’intelligence
B – Le sous-équilibre permanent

Chapitre VIII – Retour de la démocratie en 1991 et la sortie du bois de la tribu
A – Le déchirement ethnique
B – La naissance politique des Beti

Chapitre IX -  Le laminage des partis politiques et le revers des mémorandums
A – Les mémorandums comme intervention tribale directe et imprévisible
B –  Vers la formation de lobbies et de  caucus comme aux Etats Unis ?

Chapitre X – Rdpc : parti national adhésions tribales
 A –   Rdpc : parti national
 B -    Rdpc : adhésions tribales

Chapitre XI  –  Equilibre ethnique équilibre social
 A – L’équilibre ethnique au bénéfice des « élites »
 B –  L’équilibre social au bénéfice des masses populaires

Chapitre XII – Deux conceptions de la nation au Cameroun
 A – Une unification des ethnies
 B – Une histoire commune

Chapitre I : De la coexistence de peuples indépendants à la conscience nationale

A partir de 1884, après que les peuples, jusque-là isolés, s’étaient retrouvés sous une même autorité, ceux-ci sont passés d’une simple coexistence mi-pacifique, mi-guerrière qui les caractérisait alors, à la naissance d’une conscience nationale aiguë, que rien ne viendra détruire, pas même la séparation du 4 mars 1916.

A – Les guerres précoloniales et le brassage des populations.

Avant l’invasion coloniale qui avait démarré au lendemain des traités douala-allemands du 12 juillet 1884 par le bombardement du village de Bonabéri où régnait le chef Lock Priso opposé à ces traités, il va sans dire que les peuples qui vont constituer le Kamerun, vivaient tantôt en guerre, tantôt en paix, entre eux, comme du reste tous les peuples du monde. Toutefois, il n’existait pas cette hostilité permanente que n’ont de cesse de véhiculer les Européens et qu’ont fini par intégrer de nombreux Camerounais. Bien mieux, le brassage des populations était permanent, compte tenu des nombreux mouvements migratoires. Ce brassage était d’autant plus remarquable que les mariages interethniques étaient extrêmement fréquents, pour ne pas dire nombreux. En conséquence, lorsque les Allemands regroupent les peuples à qui ils vont attribuer au pays l’appellation « Kamerun », ceux-ci, même si, pour la plupart d’entre eux, n’y comprennent pas grand chose, ne s’y opposent pas véritablement. Ils s’opposent plutôt à l’invasion allemande, et non au fait qu’ils allaient désormais devoir partager le même territoire. Rien à voir, du tout, avec le rejet systématique et réciproque auquel nous assistons, depuis le 20ème siècle, entre Palestiniens et Israé-liens. Les peuples du Kamerun ont démontré, dès l’invasion des Allemands, qu’ils s’acceptaient mutuellement.

Pour ce qui est des guerres entre les peuples qui vont constituer, en 1884, le Kamerun, celles-ci ne sont guère leur spécificité. Tout le 19ème siècle a été caractérisé, en Europe par exemple, par d’incessantes guerres entre les peuples, pour ne parler que de cette partie du monde. Napoléon, empereur français, a lancé l’armée française contre de nombreux pays européens : la Russie, l’Italie, le Portugal, l’Autriche, la Prusse (Allemagne), l’Espagne, la Hollande, etc. En 1870, soit tout juste 14 ans avant les traités douala-allemands, les Allemands et les Français se sont battus pendant plusieurs mois, la guerre s’était déclenchée le 19 juin 1870, pour se terminer le 29 janvier 1971. Cette guerre s’est soldée par 139.000 morts et 143.000 blessés, du côté de la France. Du côté de l’Allemagne, on a dénombré 147.000 morts, et 128.000 blessés. Après la capitulation de la France, de nombreux français reprochaient au gouvernement cette décision. Ils étaient plutôt favorables à la poursuite de la guerre. Du 22 au 28 mai 1971, ils ont donc organisé une insurrection pour renverser le gouvernement en place, et qui est entrée dans les annales de l’histoire sous l’appellation « Commune de Paris ». Bilan de l’insurrection finalement matée, 30.000 morts, en huit jours, dont 17.000 personnes passées au poteau d’exécution. Comment qualifier une telle boucherie ? Etaient-ce les futurs Kamerunais qui s’entre-tuaient ? Etaient-ce les sauvages d’Afrique ?

B – La ligne de démarcation du 4 mars 1916 : frontière administrative et non des cœurs.

Le 4 mars 1916, après la reddition de l’armée allemande au Kamerun, les Britanniques et les Français ont tracé une ligne de démarcation pour délimiter la portion du territoire kamerunais qu’ils s’octroyaient les uns les autres. Cette séparation aurait dû être accueillie dans l’indifférence totale, par les populations kamerunaises, car cela ne faisait à peine que 32 années qu’elles s’étaient retrouvées regroupées sous une même autorité. Mais, c’est tout le contraire qui s’est plutôt produit. Elles s’étaient plutôt véritablement insurgées contre cet acte ini-que, à savoir la division de leur patrie. Et pourtant elles ne vivaient, ensemble, sous l’appellation Kamerun que depuis, seulement, 32 ans, 1884-1916. Pas une année de plus. Par conséquent, ça ne peut être ces toutes petites trente-deux années de vie commune, comparées à des siècles et des siècles de vie séparée, qui auraient pu les souder au point de rejeter la scission de leur territoire en 1916. Ceci signifie une chose, contrairement au discours dominant, les Kamerunais étaient bel et bien unis, dès les années 1910, autrement dit, bien avant la proclamation de l’indépendance, le 1er janvier 1960, et la réalisation de la réunification partielle de leur patrie, le 1er octobre 1961.

Bien mieux, la ligne de démarcation entre les deux zones administratives, la « zone anglaise » et la « zone française », a même plutôt considérablement ravivé le désir des peuples du Kamerun à continuer à vivre ensemble comme depuis 1884. Immédiatement, en conséquence, ils ont commencé à se mobiliser, des deux côtés de ce tracé inique, pour la reconstitution de leur patrie. Ils prouvaient ainsi, non seulement de leur conscience élevée d’appartenir avant tout à une même nation, mais en plus, leur désir irrépressible de ne pas la voir disloquée. Pour eux, la nation était sacrée.

Le maintien de l’orthographe originelle Kamerun, comme acte de rejet de la ligne de démarcation franco-britannique.Aussitôt la division du territoire kamerunais effectuée, on s’est mis à assister, des deux côtés de la ligne de démarcation, à un phénomène qui rendait furieux, tant les colonialistes britanniques que français : les populations continuaient à écrire le nom de leur pays comme au départ, à sa voir « Kamerun », et refusaient totalement les nouvelles orthographes imposées par les deux nouveaux colonialistes : « Cameroon », pour les Britanniques, et « Cameroun », pour les Français. Les Camerounais d’aujourd’hui lorsqu’ils voient l’orthographe « Kamerun », s’exclament, à tort, le « Cameroun allemand ». Les Camerounais de l’époque ne percevaient guère les choses de cette manière. Ils savaient une chose : l’orthographe du nom de leur pays était « Kamerun », et rien d’autre, ils n’y établissaient aucun lien avec l’invasion allemande. Ce sont plutôt les franco-britanniques qui sont venus, par la suite inoculer dans l’esprit des nouvelles générations l’ineptie selon laquelle, « Kamerun » avec « K », signifie « Cameroun allemand ». Mais, ce faisant, les Camerounais qui ont fini par accepter, à force de répétition, cette contre-vérité, oublient une vérité fondamentale, à savoir que, si l’orthographe avec « K » signifie « Cameroun allemand », alors, les orthographes avec « C », signifient, quant à elles,  le « Cameroun britannique », et le « Cameroun français ». D’autre part, que signifie, « Cameroun X ou Y » ? Un pays peut-il se distinguer par une appellation couplée au nom de celui d’un autre ? Imagine-t-on, un seul instant, une appellation du genre « la France Allemande », « le Japon américain » ou « la Libye italienne » ? Pourquoi l’appliquer à notre pays ?

Le rejet de la double orthographe par les Camerounais, apparue en 1916, non seulement était légitime, car ils ne se reconnaissaient pas en elle, mais en plus, était une manifestation de leur sentiment d’appartenir à une nation nommée Kamerun que les Français et les Anglais tentaient de détruire. Et aussitôt que les Kamerunais ont eu la possibilité de faire de la politique, ils se sont empressés de reprendre l’orthographe originelle du nom de leur pays, de leur patrie, de leur nation : Kamerun. De part et d’autre de la ligne de démarcation, à savoir du côté de la partie du Kamerun sous administration française comme de l’autre sous administration britannique, nous avons ainsi assisté à la création de partis politiques prônant la reconstitution de la patrie Kamerunaise et utilisant de ce fait, dans leur dénomination ou dans la désignation de notre pays, le « k ».
 
1948, création de l’Union des Populations du Cameroun, UPC, qui utilisait l’orthographe originelle du nom de notre pays, Kamerun. Les fondateurs de ce parti politique n’ont pas pu écrire Union des Populations du Kamerun, UPK, simplement parce que l’administration coloniale française, à la différence de la britannique, ne tolérait pas du tout cette orthographe, et allait, par conséquent, rejeter la demande de légalisation de leur parti politique.
1948, création du Kamerun National Federation, KNF, avec pour programme politique, la réunification ; ce n’est pas tout, ce parti politique a été créé dans le but tout particulier de prouver à la première mission de visite des Nations Unies au Cameroun, le désir profond de réunification qui habitait les Southern Cameroonians.
1949, création du Kamerun United National Congrès, K.U.N.C, par John Ngu Foncha, avec pour programme politique, également, la réunification.
1953 : création du Kamerun National Congress, K.N.C., par le Dr Endeley, avec pour programme politique, également, la réunification. Ce parti politique est né de la fusion du Kamerun United National Federation, K.U.N.F., et du Kamerun United National Congress, K.U.N.C.
1955 : création du Kamerun National Democratic Party, K.N.D.P., par John Ngu Foncha.

Tout ceci prouve une chose : les Camerounais, même séparés administrativement par les colons, n’ont jamais été désunis.

Chapitre III : Le discours d’investiture d’Ahmadou Ahidjo le 18 février 1958.

Comment combattre le discours puissant des patriotes camerounais ? Tel était la grosse interrogation qui procurait de véritables maux de têtes à l’administration coloniale française au Cameroun. Il n’était en aucune manière question pour la France de perdre la portion du Kamerun envahie, par son armée, en 1914. Comment faire ? Dans un premier temps, carte blanche avait été donnée au Haut-commissaire de la France au Cameroun, André Soucadaux. Ce dernier avait promis d’effacer de la tête des Camerounais, en recourant à des méthodes douces au nombre desquelles la fraude électorale, les « inepties débitées par cette bande d’ingrats envers la France qui s’étaient regroupés au sein du parti politique  procommuniste dénommé UPC ». Mais, au bout de cinq années de fraudes électorales et autres méthodes « douces », les Camerounais continuaient à réclamer la reconstitution de leur patrie, autrement dit, la réunification, et la levée de la tutelle des Nations Unies, à savoir, la proclamation de l’indépendance. Le gouvernement français avait alors décidé le remplacement d’André Soucadaux par un personnage plus brutal et à la réputation confirmée de briseur de mouvements nationalistes. Il avait déjà officié avec un certain succès au Gabon et en Guinée Conakry. Le nom de ce Zorro de la France ? Roland Pré. Ce dernier avait débarqué au Cameroun au mois de décembre 1954. Ce qui avait, au dernier moment, présidé à son affectation, avait été la cérémonie de commémoration, le 24 octobre 1954, du neuvième anniversaire de la création de l’Organisation des Nations Unies. A cette occasion, les patriotes camerounais étaient revenus sur la question du drapeau français qui flottait, en solitaire, à tort, au Cameroun, en violation flagrante de la résolution 325 du 15 novembre 1949 de l’Assemblée générale adoptée au cours de la deuxième séance plénière et intitulée « Emploi du drapeau des Nations Unies dans les territoires sous tutelle ». Celle-ci stipulait :

« …L’Assemblée générale invite le Conseil de Tutelle à recommander aux autorités administratives intéressées (la France et la Grande-Bretagne) de faire flotter le drapeau des Nations Unies sur tous les territoires sous tutelle (le Cameroun en était un) au côté du drapeau de l’autorité administrante intéressée et, le cas échéant, du drapeau du territoire (celui du Cameroun). »

Pour leur part, ils avaient alors levé le drapeau des Nations Unies au cours de la cérémonie.
Naturellement, l’administration coloniale française n’avait guère apprécié cet acte de défiance caractérisé, bien mieux, elle en avait véritablement pris peur. Le problème que soulevaient les patriotes camerounais était juste, mais, remettait en cause la présence française au Cameroun. Ce qui était inacceptable pour les Français. Cette cérémonie, le moins que l’on puisse dire, avait véritablement accéléré le processus de remplacement d’André Soucadaux. Comment avait-il pu la laisser se dérouler ?

Au mois de mai 1955, soit tout juste cinq mois seulement après l’arrivée de Roland Pré, celui-ci organisait les massacres de Camerounais qui s’étaient produits du 22 et le 28 mai 1955. Au mois de juillet 1955, l’UPC et les autres organisations patriotiques avaient été dissoutes par décret du gouvernement français. Les patriotes camerounais avaient alors rejoint le maquis pour poursuivre la lutte en vue d’un Cameroun réunifié et indépendant. Traduction, Roland Pré n’avait que partiellement réussi sa mission. Etant donné ce demi-échec, il avait été remplacé, à son tour, par un autre personnage, celui-là bénéficiant de l’expérience indochinoise où Ho Chi Minh avait vaincu, militairement et politiquement, les Français : Pierre Messmer. Il était supposé mieux faire que ses prédécesseurs. Lui également, malheureusement, n’était pas parvenu à effacer, de la tête des Camerounais, « les inepties débitées par cette bande d’ingrats envers la France qui s’étaient regroupés au sein du parti politique dénommé UPC ». Néanmoins, il était parvenu à hisser au pouvoir à Yaoundé, le 15 mai 1957, un personnage dont l’hostilité envers la France n’était pas, à priori, avérée : André-Marie Mbida. Erreur d’appréciation monumentale de sa part,  ce dernier n’était pas un béni-oui-oui. Il refusera, purement et simplement, d’accepter une « certaine indépendance » pour le Cameroun, c’est-à-dire, une indépendance vidée de son contenu que lui proposait d’avaliser le gouvernement français. En réaction à cette fin de non recevoir de Mbida, le gouvernement français avait décidé son limogeage pure et simple, non sans l’avoir auparavant, présenté comme un brutal au caractère irascible, pour tout dire, un authentique « Eton », avec ses « cinq minutes quotidiennes de folie ».
 La mise à exécution de cette décision avait été retirée à Pierre Messmer, et confiée plutôt à un autre haut-commissaire : Jean Ramadier. Celui-ci avait débarqué au Cameroun en véritable mission commandée. Quinze jours seulement après son arrivée à Yaoundé, il avait réglé le compte à Mbida et placé au pouvoir Ahmadou Ahidjo, son vice-premier ministre chargé de l’intérieur.

A – Jean Ramadier contre l’idéologie des patriotes camerounais

Jean Ramadier aura été, finalement, le plus efficace, pour la France, des Hauts-commissaires au Cameroun. C’est lui qui aura été le véritable géniteur du néocolonialisme dans notre pays. Pour ce faire, il avait eu l’idée, quant à lui, d’inoculer un venin extrêmement dévastateur dans la tête des Camerounais : le discours sur l’unité nationale. Il avait eu l’idée de concevoir un discours qui, pendant qu’il déculpabilisait la France aux yeux des Camerounais, allait semer la zizanie en eux pendant de très longues années, en tout cas, jusqu’à ce jour. Il avait, mieux que tous ses prédécesseurs, compris que la seule manière de combattre l’idéologie puissante des patriotes camerounais, était d’en inventer une autre de substitution tout aussi puissante. Les Français sont accusés de retarder, voire de contrecarrer le développement du Cameroun ? Qu’à cela ne tienne. Il faut retourner , aux Camerounais, cette accusation, leur faire comprendre que les Français n’y sont pour rien, bien au contraire, ceux-ci ne n’ont toujours voulu que leur bien, mais, ce sont plutôt les Camerounais eux-mêmes qui constituent le frein au progrès de leur pays, pare ce qu’ils sont 250 tribus qui se détestent profondément, qui sont prêtes à entrer en guerre les unes contre les autres à la première occasion, qui sont prêtes à s’entre-déchirer, et qui ne peuvent pas, aisément, vivre, en bonne intelligence, sur un même territoire. Tel aura été le « génie », si l’on peut dire, mais, en vérité, nous devrions plutôt dire, le rôle diabolique de Jean Ramadier au Cameroun.

B – « Unité camerounaise », « Nation  camerounaise », « coopération franco-camerounaise »

Pour mettre en application cette doctrine perverse, il avait, en sa qualité de détecteur, de protecteur, de bienfaiteur et de promoteur politique d’Ahmadou Ahidjo, rédigé, de la première ligne à la dernière, le discours programme préliminaire au vote d’investiture devant les députés de l’Assemblée législative du Cameroun, ALCAM, de ce dernier. Bien mieux, il ne l’avait remis à Ahmadou Ahidjo que dans la salle. Pas avant. Ce qui fait que dernier ne savait pas, lui-même, à l’ouverture de la séance, ce qu’il dire aux députés. De nombreux députés étant au parfum de la supercherie, y compris, André-Marie Mbida le Premier ministre déchu, celui-ci s’était mis à le presser de questions à la fin de la lecture de son discours d’investiture. Naturellement, Ahmadou Ahidjo, ne pouvant en défendre le document étant donné qu’il ne s’en était pas pénétré, s’était aussitôt mis en colère. D’où les propos taquins et moqueurs d’André-Marie Mbida :

« …répondez plutôt, M. le Premier ministre, au lieu de vous fâcher… ».

Qu’avait fait dire à Ahmadou Ahidjo, Jean Ramadier ? Trois choses essentielles qui marqueront gravement et pour longtemps l’évolution future du Cameroun : 1/- « Unité camerounaise » ; 2/- « Nation camerounaise » ; 3/- « Coopération franco-camerounaise ». Il opposait, ainsi, à la « réunification et indépendance » des patriotes camerounais, à savoir le départ des Blancs comme solution pour développer le Cameroun, ces trois thèmes qui se ramenaient en vérité à deux : 1/- si vous désirez vous développer, vous devez d’abord être unis, car votre sous-développement provient, non pas d’une exploitation coloniale française et de brimades imaginaires, ainsi que le racontent des Camerounais cinglés, mais, plutôt, véritablement, de l’existence d’une myriade de groupes ethniques dans votre pays; il faut donc les unir, c’est-à-dire vous unir, avant d’envisager quelque développement que ce soit ; 2/- si vous désirez vous développer, vous devez coopérer avec la France, et avec la France seule, et non pas rompre avec elle, ainsi que l’affirme la bande de cinglés, véritables bandits et hors-la-loi, qui se trouvent, actuellement, dans les forêts en train de tuer leurs propres frères, parce que, prétendument, ils réclament l’indépendance (en 1958, le maquis faisait déjà rage en Sanaga-Maritime).

Par ce discours, Jean Ramadier avait fourni au protégé de Paris qu’était Ahmadou Ahidjo, le moyen de détourner la conscience des Camerounais, de cesser de culpabiliser les Français, d’absoudre ceux-ci de tout le mal qu’ils avaient commis au Cameroun. Bien plus grave, il avait fourni à Ahmadou Ahidjo le moyen de transformer leurs concitoyens des autres ethnies en ennemis dont il faut se méfier en permanence, avec lesquels il faut se tenir continuellement sur le qui-vive. L’ennemi était devenu le compatriote avec lequel on ne partage pas la même appartenance ethnique. C’était tout le contraire du discours qu’avaient diffusé les patriotes camerounais jusqu’à lors, et qui n’évoquait guère la question tribale pour la simple raison que celle-ci n’avait aucune incidence sur la vie de la population. Les groupes ethniques existaient, mais, il ne venait nullement à l’idée des patriotes camerounais qu’il fallait les placer en état d’alerte permanente, sous peine de voir l’un d’eux dominer les autres. De même, dans la bataille pour la réunification, c’est-à-dire, la reconstitution de la patrie camerounaise, et la levée de la tutelle des Nations Unies, à savoir l’indépendance, les patriotes camerounais n’avaient jamais posé le problème en terme de groupes ethniques, de tribus. Ils parlaient du Cameroun et des Camerounais. Il aurait été totalement saugrenu de leur part de se lancer dans ce genre de considérations, à savoir qu’il faille « unir » les Camerounais, ceux-ci ayant, depuis le 4 mars 1916, date de la séparation de notre patrie, montré qu’ils étaient unis. Une des preuves de « l’unité » des Camerounais avant l’arrivée au pouvoir d’Ahmadou Ahidjo, est bien le fait que, lui-même, un Fulbé, se soit retrouvé Premier ministre, à Yaoundé, en pays Beti, en remplacement d’André-Marie Mbida, un authentique Beti, sans que la population de Yaoundé ne se soulève. Dans sa vision tribaliste du Cameroun et en sa qualité de Vice-Premier ministre chargé de l’Intérieur, il avait, en accord avec Jean Ramadier, mis en état d’alerte la police et la gendarmerie, au lendemain de la chute du gouvernement Mbida, en vain. La population locale, qui n’était pas Fulbé, était restée passive. Elle n’avait trouvé aucun inconvénient à se faire commander par un Fulbé. Il importe de rappeler qu’en 1958, la ville de Yaoundé ne comptait guère deux mille Fulbé (la ligne de chemin de fer Yaoundé-Ngaoundéré, qui facilite la migration des Fulbé vers le Sud n’existait pas encore). Elle était encore entièrement dominée par les Beti. Mais, ces derniers n’ont guère rejeté Ahmadou Ahidjo, lui, le Fulbé, remplaçant un Beti, c’est-à-dire, un fils du terroir. Pour tout dire, c’est Ahmadou Ahidjo qui était tribaliste, et non pas les Camerounais, lui qui est venu leur rabâcher les oreilles 24 années durant avec ses histoires « d’unité nationale à consolider ». Son discours, par conséquent, était totalement hors sujet, pour ne pas dire pernicieux.

Chapitre V : L’avènement de l’équilibre ethnique.
 
Etant donné que nulle tribu ne devait prendre de l’ascendance sur aucune autre, conformément à la vision bien singulière de la « construction nationale » par Ahmadou Ahidjo, ce dernier a inauguré sa fameuse politique tant décriée de « l’équilibre ethnique ».

Mais, au-delà de l’idéologie de l’Union Camerounaise, cette politique tirait également son origine de l’idée selon laquelle, la colonisation aurait consisté à favoriser certaines régions du pays au détriment d’autres. Au nombre des régions que celle-ci aurait défavorisées, figurait tout le Nord du pays, c’est-à-dire de Ngaoundéré au Lac Tchad, ainsi que l’actuelle province de l’Est. En conséquence, il revenait, de manière impérative, au gouvernement d’adopter des mesures particulières pour les natifs de ces deux régions.

Ce point de vue s’inspirait d’une politique appliquée aux Afro-américains, et qui s’appelait « affirmative action » et que l’on peut traduire en français par « discrimination positive ». C’est au mois de mars 1961 que John Kennedy, président des Etats Unis, avait inauguré cette politique afin de combattre la discrimination raciale dont étaient victimes les Afro-américains dans la recherche de l’emploi. Et le 24 septembre 1965, le président Lyndon Johnson qui lui avait succédé, avait lancé le 24 septembre 1965, l’« Equal Opportunity Employment », que l’on peut également traduire en français par « égalité de chances dans l’emploi ».

Toutefois, depuis 2006, cette politique est de plus en plus contestée par un nombre croisant de citoyens américains au point où, cinq Etats de la fédération, à savoir, le Texas, la Californie, le Washington, la Floride et le Michigan, y ont, actuellement, mis fin.

Au Cameroun, la politique « d’équilibre tribal », a toujours soulevé, depuis son démarrage, trois objections fondamentales : 1/- il est totalement inexact d’affirmer que la colonisation aurait favorisé certaines régions du pays au détriment d’autres, dès lors qu’il existait, par exemple, des « cours de sélection » dans les régions prétendument défavorisées, un à Abong-Mbang, actuelle province de l’Est, et un autre à Garoua, dans le Nord du pays ; autrement dit, l’administration coloniale avait offert une égalité de chances à tout le monde y compris ceux qui se plaignent aujourd’hui d’avoir été défavorisés par elle ; il faudrait plutôt rechercher l’origine du « retard » dans la propre histoire, la culture, les meurs, des régions et populations concernées ; 2/- la politique « d’équilibre ethnique » n’a pleinement été appliquée qu’au bénéfice de certains groupes ethniques, et non de tous ceux qui étaient déclarés défavorisés par la colonisation ; par exemple dans le Nord-Cameroun, elle n’a bénéficié, avant tout, qu’aux Fulbé, ignorant totalement les populations « Kirdi » ; 3/- se focaliser, uniquement, sur le passé colonial, laisse de côté les discriminations séculaires qui existent au Cameroun et qui ne dépendent guère de la colonisation ; il en est ainsi  de la discrimination des « Kirdi » face aux Fulbé, de l’oubli dont ont été l’objet, pendant longtemps, les pygmées où qu’ils  se trouvent au Cameroun.

Mais, avant tout, la politique « d’équilibre ethnique » d’Ahmadou Ahidjo, a abouti, en premier lieu, à quelque chose de désastreux pour le pays, à savoir, sa partition politique en deux, au niveau du gouvernement. (…)

La question tribale et la politique au Cameroun. ouvrage à lire et à relire.Contact :  leseditionsdukamerun@yahoo.fr   ou mieux encore: enoh.meyomesse@gmail.com

© Source : Les Editions du Kamerun


18/02/2012
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