DÉTOURNEMENTS DE FONDS PUBLICS: À QUI LA FAUTE.... ?



Escrocs, profiteurs, sangsues en tout genre ont contribué à faire le malheur du Cameroun comme ailleurs, on ne compte plus ceux qui ont vidé les caisses de l'Etat. Nous avons pisté ces hommes et ces femmes qui, sans vergogne, pillent depuis des années l'économie d'un pays qui avait besoin de tout, sauf de prédateurs. Dans ce premier article, nous citons certains de ces fossoyeurs. Ils sont beaucoup plus nombreux. Ce n'est donc qu'un début. En prenant nos responsabilités. Nous détenons les preuves de ce que nous affirmons et les publierons, si cela s'impose...

CHRONIQUE D'UN PILLAGE ANNONCE: ENQUÊTE PAR GÉRARD MPESSA MOULONGO

Escrocs, profiteurs, sangsues en tout genre ont contribué à faire le malheur de l'Afrique indépendante. Au Cameroun comme ailleurs, on ne compte plus ceux qui ont vidé les caisses de l'Etat pour remplir leurs coffres. Nous avons pisté ces hommes et ces femmes qui, sans vergogne, pillent depuis des années l'économie d'un pays qui avait besoin de tout, sauf de prédateurs.
La mauvaise gestion est un des principaux drames de l'Afrique. Dans chacun des pays du continent, on compte, par centaines, des personnes qui ont provoqué la faillite des sociétés d'Etat, littéralement pillé les banques, sans pour autant avoir à répondre de leurs actes. Notre devoir est aussi d'attirer l'attention du grand public sur ces prédateurs à qui, dans certains pays, on continue de confier des responsabilités. Nous commençons ici, avec le Cameroun, la publication d'une série d'enquêtes sur ce sujet. Avec des faits, des noms, des responsables.
Qui sont les fossoyeurs de l'économie camerounaise ? Ils sont plusieurs dizaines à avoir particulièrement mal géré les sociétés et compagnies nationales dont ils avaient la charge.
Ou affaibli les banques de la place par les prêts qu'ils y ont contractés et refusent impunément de rembourser. Ces hommes sont-ils intouchables ? Dans ce premier article, nous citons certains de ces fossoyeurs. Ils sont beaucoup plus nombreux. Ce n'est donc qu'un début. Nous reviendrons sur-le Cameroun, et poursuivrons cette enquête sur d'autres pays du continent. En prenant nos responsabilités. Nous détenons les preuves de ce que nous affirmons et les publierons, si cela s'impose...
Il y a deux ans, Bernard Lugan, universitaire français enseignant d'histoire à l'université de Lyon, publiait un ouvrage volontairement provocateur et sensationnel, intitulé Afrique, Histoire à l'endroit (Editions Perrin). Usant de quelques clichés ethnologiques bien connus, il tentait d'y démontrer que Hegel avait raison lorsqu'il estimait que l'Afrique n'avait pas eu d'Histoire...

Cet ouvrage polémique avait évidemment suscité de vives réactions en Afrique noire et notamment au Cameroun où, bien que peu productrice d'idées nouvelles, la communauté intellectuelle s'emballe régulièrement pour les débats à la mode. Au centre des discussions, la même question : ce pays qui, à l'image de l'Afrique entière, dispose d'un potentiel naturel et humain fort impressionnant, est-il en mesure d'amalgamer positivement les forces centripètes qui se disputent l'espace social, pour se sortir du sous-développement ?

FAUT-IL RECOLONISER L'AFRIQUE?

Comme s'il éprouvait un malin plaisir à jeter de l'huile sur le feu, Bernard Lugan vient de publier un deuxième ouvrage enfonçant le clou des « idées » énoncées dans le premier (...). La conclusion de ce nouveau livre risque de relancer le débat intellectuel au Cameroun ; car elle s'intitule carrément : « Faut-il recoloniser l'Afrique ? » Question en forme de recommandation, même si M. Lugan fait mine de s'en défendre — par pure coquetterie intellectuelle. En réalité, l'idée — si tant est qu'on puisse la considérer comme telle — n'est pas nouvelle. Déjà en 1985, l'ancien ministre tchadien Michel Ngangbet publiait un ouvrage intitulé Peut-on encore sauver le Tchad ? (Editions Karthala), dans lequel il proposait que son pays soit placé sous la tutelle des Nations unies ; ce qui serait un abandon de souveraineté, et donc un refus de l'indépendance !
Au Cameroun, le premier à avoir posé cette question publiquement (pour la critiquer vigoureusement), c'est Samuel Eboua, président de l'Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP, parti d'opposition) et ci-devant président du directoire de la coordination des partis d'opposition. Lors d'une émission télévisée dont il était l'invité au mois de juillet dernier, il avait fait sensation en déclarant tout de go que le Cameroun vit actuellement une deuxième colonisation. « Nous sommes retournés sous le régime du mandat, exactement tel que nous le vivions en 1945 lorsque notre pays était placé sous la tutelle de l'ONU », avait affirmé Samuel Eboua. Puis, précisant sa pensée :
« Ne nous leurrons pas : ce pays est en ce moment même gouverné selon des instructions énoncées par les fonctionnaires de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international ; or chacun sait que ces deux institutions sont des annexes de l'ONU. Cela veut dire que nous sommes revenus à quarante-six ans en arrière, à cause de notre faillite politique et économique, et de l'incompétence manifestée par nos hauts cadres dans la gestion des affaires. »
Ce discours d'Eboua avait fait l'effet d'une véritable bombe. Et d'ailleurs, le jeune journaliste qui avait commis l'imprudence de l'inviter à cette émission, fut progressivement renvoyé dans les coulisses de la télévision. Aujourd'hui à Douala et à Yaoundé, le débat s'ouvre publiquement sur la question : faut-il renoncer à cette souveraineté nationale de façade qui n'a rien produit de positif en trente ans, et négocier des contrats de restructuration, puis de performance, avec des cadres français et américains ? Nombreux sont les Camerounais qui le souhaitent. Et la liste des sociétés publiques confiées — souvent avec succès — à des étrangers pour redressement ne cesse de s'allonger. Qu'est-ce qui a pu conduire à une telle désaffection du citoyen moyen par rapport à l'idée même de l'indépendance ? Pourquoi, alors que le Cameroun fut le seul territoire d'Afrique noire sous administration française à engager la lutte-armée pour sa libération, de très nombreux citoyens estiment aujourd'hui comme Charles Assale, ancien premier ministre que « l'homme noir n'est pas fait pour gérer... » ? Comment expliquer cette tragique propension au renoncement, et ce défaitisme collectif devant ce que d'aucuns croient être les récurrences de l'Histoire ? Qui sont les responsables du drame ? A l'origine du désarroi actuel, il y a surtout l'échec enregistré dans la conduite des 180 entreprises publiques créées ou soutenues par le gouvernement durant ces trente dernières années. Cette faillite semble d'autant moins admissible pour l'opinion publique qu'elle n'est pas seulement la résultante d'errements politiques, mais bien souvent la conséquence d'un pillage délibéré, d'une politique de gestion de la richesse nationale pour et par un groupuscule d'individus évidemment intouchables.

Quelques personnages clés qui ont vidé les caisses de l'Etat Avant de développer les grandes étapes de la philosophie économique et de la stratégie de développement des grandes entreprises publiques et privée au Cameroun, tentons d'esquisser une rapide galerie des portraits de quelques personnages clés, qui symbolisent aux yeux de l'opinion nationale l'échec absolu de l'ambition de développement. II faut préciser qu'il serait impossible d'être exhaustif sur un tel sujet, surtout compte tenu de la très longue période considérée ; mais on peut cependant énoncer sans risque de se tromper, les noms évocateurs à la fois de la faillite, du pillage organisé, et de l'impunité.
Robert Messi Messi
C'est probablement la plus célèbre fripouille de l'échiquier politique camerounais. Sans doute aussi bien à cause de son brillant cursus, que de la rapidité avec laquelle il a mis à genoux la Société camerounaise de banque (SCB). Né le 30 mars 1949 à Adzap, ce jeune surdoué collectionne rapidement d'impressionnants parchemins : ingénieur des arts et manufacture, il est aussi diplômé de la prestigieuse Ecole centrale de Paris, et docteur es sciences. Revenu aux pays, il est promu à un poste de directeur de la Banque des Etats de l'Afrique centrale, avant d'être propulsé à la tête de la première banque commerciale d'alors, la SCB. Après quelques mois, la banque bat de l'aile : de crédits à des emprunteurs fictifs aux crédits « politiques » accordés complaisamment aux copains bien placés dans le système, Robert Messi Messi déploie une méthode de gestion fort désastreuse, dont le résultat est la liquidation de la SCB en septembre 1989. Un millier d'employés • — pour la plupart des pères de famille — se retrouvent au chômage. Leurs indemnités coûteront 3 milliards de F CFA à l'Etat. Pour reprendre la banque, le Crédit lyonnais exigera que l'Etat assume tout seul 150 milliards de passif. Ce qui se fera aux frais du contribuable camerounais. Quelque temps avant la liquidation de la SCB, Robert Messi Messi s'était fait décerner par un périodique sénégalais, « le Moniteur africain », l'« Oscar des oscars ». Depuis deux ans, Robert Messi Messi a disparu de la scène nationale. Bien qu'aucune information judiciaire ne soit ouverte contre lui (alors que les preuves de sa culpabilité ont été établies par de nombreux rapports d'audit), il se planquerait en Californie.
Gilbert Tang
Cet ancien ministre des Finances qui occupe actuellement les fonctions de directeur des analyses monétaires de la direction centrale de BEAC (à ce titre, il est le Camerounais le plus gradé dans cette honorable institution) figure aussi sur la liste des débiteurs insolvables de la Centrale des risques de cette même BEAC. Et ce scandale absolu ne semble déranger personne. C'est pourtant comme si le gouverneur de la Banque de France était fiché sur la liste des mauvais payeurs, ou comme si le président de la Bundesbank était recherché par cette même banque pour émission de chèque sans provision ! Il n'y a qu'au Cameroun du Renouveau que l'on enregistre ce genre de curiosité ! Gilbert Ntang, que cela ne semble pas gêner du tout — vu l'arrogance qu'il affiche dans les milieux snobs de Yaoundé — fait partie de ces jeunes Camerounais qui se sont enrichis du jour au lendemain, après avoir été propulsés à un poste ministériel. Il a ainsi utilisé le prestige de sa fonction pour « emprunter » auprès des banques commerciales camerounaises d'importants crédits qu'il ne rembourse pas ; les villas et immeubles qu'il a pu ainsi se faire construire lui appartiennent toujours, personne n'osant s'attaquer à un type que l'on dit être le prête-nom des principaux barons du régime.
Roger Melingui

De tous les fossoyeurs de l'économie camerounaise, il est le plus jeune (né le 29 janvier 1951 à Yaoundé) et le plus charmeur. Il a fait des études de sciences commerciales à Hec-Paris. Nommé directeur des Etudes et de la promotion à la Société nationale des investissements en 1980, il est ensuite propulsé à la direction générale de l'Office national de commercialisation des produits de base (ONCPB). D'abord comme directeur général adjoint de 1981 à 1984. Puis comme directeur général de 1984 à 1990, pendant que l'ancien titulaire du poste, Bobo Hamatou-kour — dont la gestion était de loin plus rigoureuse — croupissait en prison pour des motifs politiques. Hamatoukour, libéré depuis peu (voir JAE n" 144, juin 1991), ne reconnaîtrait sans doute plus l'ONCPB aujourd'hui.
C'est sous la gestion de Roger Melingui que les paysans camerounais auront connu les années les plus dures, depuis l'indépendance. L'ONCPB se contentant de surpayer. A ce un personnel pléthorique, d'entretenir le luxueux train de vie de ses dirigeants, alors que les arriérés aux producteurs s'accumulaient. Outre de graves erreurs stratégiques qui ont conduit à des investissements anar-chiques, il y a contre Roger Melingui des malversations dénoncées par plusieurs rapports d'audit. Lorsque, sur instruction de la Banque mondiale, l'ONCPB a été dissoute au cours de l'année 1991, les Camerounais s'attendaient à ce que les responsables de la faillite soient sanctionnés. Rien n'a été fait, bien au contraire la télévision d'Etat avait accordé ses caméras et ses spots quelques semaines auparavant pour se « blanchir ».
Valère Abanda Metogo
Fonctionnaire sorti de la fameuse École nationale d'administration de Yaoundé, Valère Abanda Metogo a occupé de nombreuses fonctions dans la haute administration et à la présidence de la République avant d'être nommé directeur général de la Banque camerounaise de développement en 1979. Il y restera dix ans, exactement le temps d'affaiblir la banque par une gestion clientéliste — elle est liquidée en septembre 1989.
Le plus incroyable dans l'épopée de Valère Abanda Metogo, c'est que, en sa qualité de directeur général de la BCD, il fut, pendant dix ans, un des actionnaires de poids de la Bicic — principale banque commerciale du pays. Or la Centrale des risques de la BEAC révèle que monsieur Valère Abanda Metogo est débiteur insolvable auprès de la Bicic de plusieurs centaines de millions — crédit « emprunté » pour construire un immeuble de haut standing. A ce jour jour, l'immeuble lui appartient toujours. Et la Bicic rechigne à engager une vigoureuse action en justice contre celui qui, très récemment encore,
On raconte même que monsieur Valère Abanda Metogo avait déserté les réunions du conseil c l'administration depuis quelques temps, car les cadres français de Bicic se plaisaient à introduire son dossier d'impayés dans les « divers du conseil d'administration.
Françoise Foning et Pierre Tchanque
Avec Françoise Foning, grande prêtresse loufoque du RDPC, Pierre Tchanque fait partie de la bande des quelques Bamilékés qui s'agitent le plus dans le RDPC. Mais ils ne sont que des profiteurs d'occasion, dont Biya peut difficilement dire qu'ils sont attachés à sa personne ou à son régime. Du temps d'Ahmadou Ahidjo, ils étaient déjà des griots, chantant les louanges du chef de l'Etat et de l'Union nationale camerounaise (UNG), ancien parti unique.
Pierre Tchanque, 67 ans, fait figure de chef de bande. Sous Ahidjo, cet homme était un de ses premiers administrateurs. Administrateur civil, arrêté et même temps que certains de sa « frères » Bamilékés (Kamga Victor, Foalem Fotso Joseph), accusés, comme lui, d'avoir fomenté un coup d'Etat, a pu, mystérieusement, sortir de prison pour un poste de secrétaire général à l'Udéac (1971-1977). Autant dire que l'on se méfie particulièrement de cet homme, tout comme de Françoise Foning, dont l'assiduité aux réunions des Bamilékés de Douala intrigue plus d'un. Certaines mauvaises langues disent que, quelle que soit l'heure de la fin de ces réunions, elle se rend rarement à son domicile en sortant. Elle préférerait le chemin de Yaoundé, où elle met un point d'honneur à rendre compte avant le lever du jour. Dans l'ouest du pays (d'où elle est originaire), on affirme avec humour qu'elle prospérera toujours, que ce soit avec Biya aujourd'hui, Ahidjo hier ou Epée demain.
Depuis 1986, Pierre Tchanqué est le président de la chambre de commerce et d'industrie du Cameroun. S'il apparaît ici, dans cette galerie de portraits, ce n'est pas pour sa gestion « familiale » à la chambre de commerce (où il entretient un train de vie princier, avec de nombreuses « missions » à l'étranger, alors que son personnel n'est pas payé depuis plusieurs mois). C'est surtout parce qu'il est responsable de ce qui est sans doute la plus grande escroquerie financière organisée au Cameroun depuis l'indépendance. En association avec des hommes d'affaires danois, Pierre Tchanqué a lancé au milieu des années quatre-vingts un gigantesque projet de brasseries, la Nobra (Nouvelles brasseries). Bénéficiant de ses appuis politiques traditionnels, il a engagé une grande campagne de souscription du capital auprès de ses compatriotes, engrangeant par ce procédé plusieurs centaines de millions de capitaux privés émanant de petits épargnants. Puis la société a démarré sur les chapeaux de roue, Pierre Tchanqué s'étant proclamé président du Conseil d'administration. Intervenant de manière désordonnée dans la gestion courante (pour y placer un membre de sa famille ou pour se servir), il a fini par se fâcher avec les Danois, et a presque obtenu leur expulsion du pays. La société a fait faillite en 1988 C'est à ce moment-là que les petits épargnants qui y avaient mis leur pécule ont compris qu'il s'agissait en réalité d'un projet destiné à enrichi quelques individus. Certains ont porté plainte contre Pierre Tchanqué A ce jour, aucun procès n'a about à une condamnation du tout-puissant président de la chambre de commerce !
Clément Obouh Fegue
Avec sa grosse tignasse blanche et ses costumes approximatifs, il hante les églises et autres lieux de culte à Douala tous les dimanches matin, avec la régularité d'un métronome. On lui donnerait d'ailleurs le bon Dieu sans confession, tant il inspire la compassion. Il ne faut pourtant pas se fier à ses airs austères : Clément Obouh Fegue, directeur général de la Société nationale des eaux du Cameroun (Snec), fait partie des premiers responsables de la faillite de l'économie camerounaise. Bon vivant, il trône à la Snec depuis quinze ans ! Record absolu de longévité à la tête d'uni société d'Etat pourtant exsangue dont les salariés se sont payés irrégulièrement, et dont les rapports d'audi critiquant la gestion désastreuse» s'amoncellent à la présidence de 1a République. Avec un endettement bancaire local de plus de 2 milliards: de F CFA à court terme, la Snec supporte des frais financiers qui
paralysent. Le contrat de restructuration signé avec le gouvernement e la Caisse centrale de coopération économique n'est pas appliqué, Obout Fegue préférant attendre des instructions directes en haut lieu. Pendant ce temps, la situation de la Snec se dégrade toujours davantage, et des milliers de chefs de famille sont menacés de chômage.
Et les autres
A ces « vedettes » du pillage des grandes entreprises camerounaises, on pourrait en ajouter beaucoup d'autres qui ne sont plus au premier rang aujourd'hui, mais dont l'impact négatif a durablement marqué le tissu économique et financier national. Citons
• Charles Onana Awana, ancien ministre des Finances, dont la propension aux malversations est soulignée par Christian Tobie Kuoh dans son dernier livre Une Fresque du régime Ahidjo, (Editions Karthala);

• Jean-Marcel Mengueme, ancien ministre de l'Administration territoriale et gestionnaire de l'aide internationale aux victimes de la catastrophe du lac Nyos, propriétaire de nombreuses villas et immeubles, épingle par la Centrale des risques de la BEAC ;
• Jean-Baptise Assiga Ahanda, directeur des Etudes et de la Documentation à la BEAC, alors que cette même BEAC l'a fiché parmi les débiteurs porteurs de lourds impayés auprès des banques commerciales ;

• Frédéric Augustin Kodock ancien président-directeur général de la Cameroon Airlines, dont on connaît les mauvais choix en matière d'investissement, et le laxisme manifesté dans la politique de recrutement — ce qui a provoqué un déséquilibre définitif dans le compte d'exploitation de la société. Pendant que monsieur Kodock démolissait froidement les bases financières de la Camair, son prédécesseur, Bello Amadou, croupissait également en prison, pour des motifs politiques ;

• Paul Tsala, directeur pendant de très longues années de la Société camerounaise d'assurance (Socar) que l'on est en train de brader à des repreneurs européens ;

• Martin Abessolo Meka, directeur général de Cameroon Publi-Expansion, société d'Etat ayant détenu pendant quelque quinze ans le monopole de la régie publicitaire des grands médias nationaux, mais la situation financière aujourd'hui contraste singulièrement avec les signes extérieurs de richesse de son directeur ;

• Théodore Bella, promoteur d'une chaîne de supermarchés naguère poursuivi comme faux-monnayeur, et qu'une haute personnalité s'est permis de décorer récemment, lors d'une cérémonie organisée dans les locaux de la Banque centrale à Yaoundé !

• Quelques hommes d'affaires ayant pignon sur rue à Douala mériteraient de figurer à ce tableau d'honneur, Contrairement aux autres, ils n'ont pas à leur passif des faillites retentissantes mais quelques escroqueries connues de tous les Camerounais, ou alors des accointances sérieuses avec le régime en place, ce qui leur offre le droit de bafouer allègrement les règles en vigueur. Au tout premier rang de cette liste, El Hadji Fadil et Zra Dua, deux hommes d'affaires originaires du Nord du pays, qui doivent à eux seuls plus de 1,5 milliard de F CFA aux banques camerounaises — on sait bien que le deuxième (Zra Dua) n'aura jamais les moyens de rembourser cette somme alors qu'aucun critère rationnel ne justifiait ce prêt.
Voilà,rapidement portraiturés, quelques principaux responsables de la faillite des grandes entreprises au Cameroun durant ces dix dernières années. Pourtant, lorsqu'on les interroge sur les raisons de leur échec, ceux qui condescendent à s'expliquer (dans ce pays où l'impunité absolue est une des principales règles de gouvernement) ont tendance à rejeter la responsabilité de leur mauvaise gestion sur l'Etat, aux politiques publiques adoptées depuis trente ans et donc au cadre politique pré institutionnel dans lequel devait fonctionner leurs entreprises. Il faut dire qu'en trois décennies d'indépendance, les changements de cap et de stratégie en matière de création, d'organisation et de gestion des grandes entreprises n'ont pas manqué au Cameroun ! Les différents plans quinquennaux de développement adoptés durant ces trente dernières années montrent des changements de rythme et d'option, selon les thèses en vogue dans l'environnement international, l'idéologie gouvernementale du moment, ou en fonction de la personnalité des hommes en charge des affaires pendant cette période. C'est ainsi qu'au début des années soixante, lorsque la vulgate marxiste domine le discours des nationalistes camerounais, le président Ahmadou Ahidjo se réclame un temps du... socialisme ! Cela lui passera vite, puisqu'il énoncera comme principe de ' sa gestion le « libéralisme planifié ».

JAE N° 151 - JANVIER 1992
1987-1997

**** Piller les banques et détourner les fonds publics c'est moins risqué .
Gérard Mpessa Moulongo
Au-delà des insuffisances de la législation, l'application des peines prononcées souffre également de graves lacunes. On achète de tout dans nos prisons, même le droit de ne pas y rester. Et un détourneur de fonds est, par définition, riche. Ainsi, un voleur de poules qui pénètre par effraction dans un poulailler pour y dérober des poules chétives risque la peine de mort, tandis que pour le directeur de société d'Etat qui, en détournai 3 milliards de F CFA, contraint son entreprise à la faillite et met au chômage 1 000 chefs de famille, ne prévoit au pire que... vingt an de prison !
Dans son édition n° 5022 du mercredi 4 décembre 1991, Cameroon Tribune, le quotidien camerounais de langue française, proche du pouvoir, annonçait la condamnation de M. Bahounoui Batende Léon, ancien directeur général de la Banque camerounaise de développement — actuellement en liquidation — à douze ans d'emprisonnement ferme pour détournement de deniers publics. Il avait, écrivait notre confrère Casimir Datchoua Soupa le chroniqueur judiciaire du journal, été reconnu coupable d'une indélicatesse portant sur quelque 700 millions de F CFA, soit 14 millions de FF. Ce qui, sous d'autres cieux, passerait pour un sordide fait divers revêt, dans le contexte économique, politique et social actuel du Cameroun, une signification toute particulière. D'abord parce que les faits remontent à plus de dix ans, et qu'une première condamnation avait déjà été prononcée sans être suivie d'effet, et ensuite parce que, survenant à l'approche des élections législatives annoncées pour le 16 février 1992, une telle décision arrive à point nommé pour donner au régime actuellement en perte de vitesse un regain de crédibilité. Au-delà des manœuvres pré-électorales d'un gouvernement dont le chef se plaignait encore, il y a quelques mois, de l'impossibilité de prouver les malversations financières de ses membres, cet événement pose une fois encore l'éternel problème de la gestion du patrimoine de l'Etat dans nos pays.

BRADÉES À GRAND RENFORT DE PUBLICITÉ
Depuis quelques années, ça et là en Afrique, des entreprises publiques ou d'économie mixte ferment les unes après les autres, contraintes à la faillite par la mauvaise gestion de leurs dirigeants ou par l'état de délabrement avancé de l'environnement économique. Quelquefois, sous prétexte d'épargner les fleurons de l'économie nationale, les Etats les confient à la gestion de quelque génial redresseur expatrié, lorsqu'elles ne sont pas simplement bradées à grand renfort de publicité. Ainsi, après avoir longtemps survécu grâce aux subventions dont étaient particulièrement généreux les gouvernements au temps des vaches grasses, bon nombre d'entre elles sont aujourd'hui condamnées à devenir rentables si elles souhaitent rester dans le portefeuille de l'Etat. Le constat de l'échec de ces entreprises souvent somptuaires et sur-dimensionnées, qui jette le discrédit sur la capacité des cadres africains à gérer une structure de production, appelle à une réflexion sur les causes de cette hécatombe dont se seraient bien passé les économies fragiles et structurellement inadaptées de nos pays. Car on peut se demander comment des entreprises jouissant en général d'un monopole absolu et bénéficiant de nombreux privilèges, en sont arrivées à un pareil effondrement.

La première carence structurelle de nos économies tient à une trop grande implication de l'Etat, dont la prépondérance se fait surtout sentir au moment de choisir les dirigeants des sociétés publiques ou d'économie mixte. Les seuls critères de sélection sont alors l'appartenance à un clan, à une ethnie ou à une confrérie et une fidélité sans bornes au chef de l'Etat. Dès lors, l'indispensable compétence nécessaire pour s'acquitter honorablement de sa mission est reléguée au second plan. Ainsi, en dépit de la régularité avec laquelle les administrateurs civils sortis de l'Ecole nationale d'administration et de
magistrature de Yaoundé ont, à de très rares exceptions près, fait montre de leur gestion désastreuse, ils demeurent le corps qui fournit le plus grand nombre de gestionnaires de la chose publique. Du reste, le système qui les a produits est clairement orienté vers la politique du ventre. Témoin la phrase rituelle qui conclut tous les décrets et arrêtés de nomination au Cameroun : « L'intéressé aura droit à tous les avantages prévus par la réglementation en vigueur... » II n'est évidemment fait aucune mention des obligations attachées à la fonction !
Une autre faiblesse du système est la relative impunité dont jouissent les gestionnaires indélicats des biens publics. Impunité de fait, sinon de droit. En effet, si à première vue, le code pénal camerounais est irréprochable sous ce rapport, de nombreux juristes s'insurgent contre la faible protection dont jouit la propriété publique. De fait, les détournements de deniers publics sont en principe punis de peines d'emprisonnement très sévères : cinq à dix ans pour des sommes inférieures à 100 000 F CFA, dix à vingt ans entre 100 000 et 500 00 CFA, et la prison à vie au-delà 500 000 F CFA (article 184 alinéa; du code pénal). Et pourtant, 1'artii 320 du même code qui établit une distinction entre le vol et le vol aggravé pour punir ce dernier de peine de mort, ne concerne que fortune privée, les biens de l'Etat : bénéficiant pas de cette protection ( supplémentaire. Ainsi, un voleur de poules qui pénètre par effraction dans un poulailler pour y dérober dei poules chétives risque la peine t mort, tandis que pour le directeur de société d'Etat qui, en détournai 3 milliards de F CFA, contraint son entreprise à la faillite et met au chômage 1 000 chefs de famille, la le ne prévoit au pire que... vingt an de prison ! Notre voleur de pouls gagnerait à défoncer la porte d'un dispensaire public pour y voler des médicaments ou des équipements de première nécessité pour une valeur de 99 000 F CFA : le tarif dans ce cas-là n'excède pas dix ans, et le butin est quand même un peu plus consistant... II y a en effet, beaucoup moins de risques à détrousser l'Etat, et bon nombre de fonctionnaires l'ont compris !
Cela dit, on note une grande réticence des juges à appliquer les peines maximales prévues à l'article 184 du code pénal, d'autant que l'alinéa 2 les autorise, par le jeu des circonstances atténuantes laissées à leur libre appréciation, à substituer à l'emprisonnement à vie une peine de dix ans seulement. Une rigueur extrême pourrait en effet être très mal vue des supérieurs hiérarchiques, eux-mêmes détourneurs réels ou potentiels, et nuire à l'évolution d'une carrière prometteuse, ou compromettre fortement une éventuelle nomination.
De plus, le juge est tenu, en la matière, de rendre régulièrement compte au ministre de la Justice, conformément à la circulaire ministérielle du 26 février 1967. Et celui-ci en réfère au chef de l'exécutif. Aussi, les rares condamnations qui surviennent sont-elles à mettre au crédit des nombreux règlements de compte qui émaillent la vie de nos hauts fonctionnaires.
Au demeurant, il est bien rare que les tribunaux soient saisis des atteintes aux biens de l'Etat, celui-ci préférant souvent s'en occuper lui-même. L'exécutif ordonne dans ce cas un contrôle de l'inspection générale de l'Etat, dont le rapport lui est transmis. La procédure et la décision administratives sont couvertes du sceau du secret, ce qui empêche le ministère public de jouer son rôle.

ON ACHÈTE TOUT DANS NOS PRISONS, MÊME LE DROIT DE NE PAS Y RESTER

En fait, le politique s'est donné les moyens d'entraver à volonté l'action de la justice, et l'administration protège ses brebis galeuses des poursuites du juge.

Au-delà des insuffisances de la législation, l'application des peines prononcées souffre également de graves lacunes. On achète de tout dans nos prisons, même le droit de ne pas y rester. Et un détourneur de fonds est, par définition, riche. Les exemples sont légion de personnes régulièrement condamnées et qui circulent librement dans nos cités, tout en étant enregistrées comme pensionnaires à plein temps d'un établissement pénitentiaire. Le fin du fin consiste à se faire évacuer pour des raisons de santé dans un hôpital de la Côte d'Azur. Le plus près possible d'un casino, de préférence. Et au bout de quelques années de ce régime, à la faveur d'une discrète amnistie présidentielle, le casier judiciaire retrouve sa virginité. La protection des membres de cette caste va plus loin : il existe une véritable « prime » à la malversation. Et il n'est pas rare que des fossoyeurs de quelque entreprise publique soient rappelés à des fonctions plus élevées après une traversée du désert à un poste moins voyant. A leur retour aux affaires, le régime est assuré de leur fidélité éternelle, car la menace d'un procès qui pèse sur leur tête leur interdit tout excès de zèle. Ce qui est le plus dramatique, c'est l'omnipotence du fonctionnaire camerounais qui, progressivement, a profondément gangrené l'économie. Non contente de dilapider le patrimoine national qui contribue aujourd'hui à la prospérité des économies des pays du Nord, la fonction publique a, par une administration trop procédurière et corrompue, organisé un racket systématique du secteur privé.
Parallèlement, la gestion des finances publiques menée à l'emporte-pièce et au gré des humeurs des décideurs a accouché d'une fiscalité particulièrement vorace et par conséquent « fraudulogène » : il est devenu plus intéressant de contourner le paiement de l'impôt et des taxes avec la complicité d'un fonctionnaire complaisant que de se plier à une réglementation économiquement non viable. Ainsi, lorsqu'il s'agit de financer le démarrage d'un organisme de financement de l'immobilier, la formule est toute trouvée : lever un nouvel impôt. Une entreprise publique particulièrement mal gérée n'arrive-t-elle plus à assurer les salaires de son personnel pléthorique et surpayé ? Vite ! Une taxe —"pardon : redevance — spéciale. Et on en arrive à des situations d'une injustice criarde : un chauffeur de taxi qui réalise au mieux 3 à 4 millions de francs de chiffre d'affaires par an, paie aujourd'hui plus d'impôts qu'un commerçant dont le niveau d'activité serait dix fois plus élevé. Il est bien évident que notre chauffeur de taxi préférera se faire régulièrement rançonner par la police plutôt que de payer d'un seul coup des sommes dont il ne dispose pas, d'autant que le paiement de ses impôts ne le dispense pas des tracasseries policières.
L'impôt, dont on peut se demander à quoi il sert en réalité, perd petit à petit sa légitimité. Je suis personnellement réticent à m'acquitter de mes impôts lorsque je vois s'accumuler des montagnes d'ordures ménagères en plein centre de Yaoundé. Et l'Etat est devenu une réalité si abstraite que ce n'est plus un crime de le détrousser. C'est ce qui explique l'acharnement des uns et des autres à se partager sa dépouille.

LES ARTIFICES DES POLITIQUES NE SUFFIRONT PAS À FAIRE DIVERSION

En fait, c'est la conception occidentale de l'Etat qui est ici remise en question, et on assiste de plus en plus, derrière les revendications politiques pour davantage de démocratie, à une véritable levée de boucliers pour que cesse le gaspillage des efforts collectifs. C'est là le noeud du problème, et les artifices des politiques ne suffiront pas à faire diversion. Le soutien inconditionnel des artisans occidentaux de ce système, qui recherchaient avant tout des bases avancées pour combattre la percée des idéologies communistes, n'a plus de raison d'être, maintenant que l'ennemi d'hier a été vaincu, et que l'Union soviétique se préoccupe davantage de sa survie que de la conquête du monde.
Du reste, les matières premières tropicales qui justifiaient l'implication des pays du Nord dans nos républiques bananières et qui expliquait leur myopie devant les exactions de nos régimes totalitaires sont aujourd'hui largement disponibles à un meilleur prix en Asie du Sud-Est. Il est clair que nous devrons, plus vite qu'on ne le croit, apprendre à compter d'abord sur nous-mêmes, et penser une solution alternative après l'échec des systèmes de gouvernement importés d'outre-mer. C'est à ce prix seulement que nous pourrons renouer avec la grandeur des civilisations passées que tout le monde nous envie.

LA CELLUCAM EST LE PLUS GROS ÉLÉPHANT BLANC DU CAMEROUN

A cette époque, il n'est absolument pas question de susciter l'émergence d'une classe d'hommes d'affaires nationaux : la colonisation a tenté d'édifier ici un ordre durable, une sorte de répartition des tâches qui voudrait que les nationaux se cantonnent à de petites fonctions administratives (du travail d'exécutant, bien sûr), tandis que les Européens et les sociétés multinationales occuperaient l'espace économique. Au début des années soixante donc, la création de grandes sociétés d'Etat est la manifestation la plus évidente de la souveraineté nationale ; celles-ci doivent pallier aux insuffisances d'un secteur privé dominé par des capitaux privés. Socapalm (palmeraies), Hevecam (hévéa), Semry (riz), Sosusam, Cam-suco (sucre), Socame (engrais), STPC (tanneries et peausseries), Sodeble (blé), etc. : les grandes entreprises publiques poussent comme des champignons pendant les quinze premières années de l'indépendance ; mais elles seront surtout des gouffres d'investissements, des « éléphants blancs ». De tous, le plus fameux est la Cellucam (cellulose du Cameroun. Initiée en 1975, elle n'est opérationnelle qu'en 1980. Son lancement coûte 75 milliards de F CFA. Elle est dissoute après quelques années de fonctionnement, avec un passif de l'ordre de 150 milliards de F CFA.
A la suite de ces nombreux échecs, aucun débat public n'est engagé sur la pertinence des objectifs et des stratégies choisies la construction de l'appareil industriel national. Les responsables des sociétés d'Etat en faillite ne sont jamais critiqués pour la qualité de leur gestion. Même ceux qui se sont rendus coupables de malversations avérées restent impunies. Chacun finit par se conforter à l'idée que le bien public est une sorte de mangeoire nationale dans laquelle il faut servir pour satisfaire sa famille, son clan, sa tribu.
Et lorsque, vers la fin des années soixante-dix, le gouvernement camerounais annonce un changement fondamental de sa stratégie de développement en misant davantage sur les petites et moyennes entreprises, peu de Camerounais croient en ce discours ; chacun se dit qu'il s'agit simplement de produire de nouveaux mythes, de permettre l'enrichissement de quelques personnes auxquelles on accordera les faveurs d'un code des investissements rédigé sur mesure. La mobilisation populaire étant insuffisante pour légitimer cette nouvelle stratégie, elle restera un mot d'ordre de plus, juste bon à décorer les discours.
Aujourd'hui, le pouvoir est dans une impasse : d'un côté, une liste impressionnante de fossoyeurs d'entreprise auxquels il ne peut s'en prendre, sous peine de voir vaciller ses propres piliers ; de l'autre, une race fantomatique de promoteurs de PME que le système financier ne peut pas soutenir (à cause de ses propres limites et du caractère artificiel de la plupart de ces sociétés).
Sous la houlette de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, le gouvernement s'illusionne de la fausse-bonne solution de la privatisation des sociétés d'Etat. Mais au fur et à mesure que le processus se met en place, on s'aperçoit du piège que cela représente : en l'absence d'un marché financier, et dans un contexte de faiblesse de l'épargne nationale, de perte de confiance des principaux agents économiques à l'égard du circuit général des affaires et des perspectives incertaines de niveau global d'activité, la privatisation se réduit à une véritable braderie du patrimoine industriel. Pour résumer la situation d'une formule lapidaire, on pourrait dire que seuls peuvent racheter les entreprises vendues des aventuriers étrangers, ou alors les responsables locaux qui les ont mises en faillite... On comprend dans ce cas que certains Camerounais osent se demander s'il faut recoloniser leur pays. Déjà, une bonne quinzaine de sociétés à capitaux publics affichent ostensiblement le fait que leur directeur général est européen. Comme si le fait d'être noir, sous les tropiques, était un désavantage... Le pire, c'est que l'opinion publique semble apprécier.
• Parmi celles-ci, la Direction générale des grands travaux, le Crédit agricole, le Crédit foncier, la Cameroon Air-lines, la Sic-Cacao, Hevecam, le Crédit lyonnais/SCE, la Société de recouvrement…

JAE N° 151 - JANVIER 1992


(((( INTERVIEW DE ROBERT MESSI MESSI ))))

Plus qu'à une interview, c'est à un duel que se sont livrés Monga et Messi Messie l'ancien DG de la SCB. Poussé jusque dans ses derniers retranchements, Messi Messi a livré une histoire que les Camerounais n'ont sans doute jamais soupçonnée. Ce n'est, évidemment, que sa version des faits."Personne n'était au courant. Je traitais directement avec le palais d'Etoudi. En général, le ministre des Finances n'est jamais informé de ce que font les directeurs généraux des banques. Ceux-ci travaillent avec le chef de l'Etat..."

Il y a exactement 14 ans, en mai 1992, Robert Messi Messi, ancien administrateur directeur gé­néral de la SCB tombé en disgrâce donnait une entrevue vérité à la revue JAE ( avec pour titre : « Comment Biya et sa famille ont pillé la SCB ») Sans doute aujourd’hui beaucoup ont déjà oublié à tord ou à raison ses déclarations.

La première impression de dépaysement qu'éprouve le visiteur africain qui dé­barque à Montréal est due à l'éloignement de l'aéro­port internationale du centre-ville : 55km Il fait froid et dépouillé dont la verdure renforcée par une couche de neige si épaisse sur les arbustes qui bordent l'autoroute que l'on se demande si l'on est vraiment au mois d'avril. Et alors que le taxi fonce, comme des milliers d'autres véhicules, vers la prestigieuse cité internationale du Québec francophone, on se dit que Robert Messi Messi a choisi l'endroit idéal pour se mettre au vert.

Le Canada, c'est vraiment loin du Cameroun. Pas seulement du point de vue de la distance. Mais également à cause de l'atmosphère générale feu­trée commune à tous les pays du Nord, de l'ambiance aseptisée, des couleurs sobres de l'espace : on a beau être en francophonie, le paysage est différent, la culture des hommes fait d'eux des gens certes accueillants, mais dénués de l'exubérance coutumière des francophones

Montréal. C'est dans cette île posée comme un bateau de papier en plein cœur du Québec, entre le lac Saint-Louis, le fleuve Saint-Laurent, la Rivière des prairies et le Lac des Deux Montagnes que Robert Messi Messi est venu se mettre à l'abri. L'homme qui a dirigé la Société ca­merounaise de banque (premier éta­blissement bancaire du pays) d'avril 1983 à août 1988 n'a pas vraiment changé. Peut-être a-t-il simplement les traits du visage un peu tirés, et la coiffure un peu moins précise qu'elle ne l'était, il y a quelques années lorsqu'il dirigeait la SCB (dis­soute en septembre 1989 pour cause de faillite). Honnis ces détails, il est resté digne de lui-même, affichant l'élégance pointue qu'on lui a tou­jours connue : costume en flanelle grise, lunettes à monture dorée, montre en or discrètement portée, mocassins de cuir noir très fins. Entre des cours d'anglais et la lecture du Wall Street Journal, il se prépare à une nouvelle vie de consultant in­ternational en attendant que les au­torités canadiennes veuillent bien lui accorder un statut de résident per­manent. Indiscutablement, il garde le moral haut, malgré les catastrophes qui semblent s'abattre sur lui depuis quelques semaines.

EN DEBET POUR 3258178792 F CFA LA DÉCHÉANCE EN PRIME

Des catastrophes ? Convaincu que le régime du président Paul Biya en voulait à sa vie, il s'est enfui de son pays le 18 septembre 1989, un an après avoir été limogé de la SCB, et s'est installé à Montréal, où il ne bénéficie que du statut touriste. Tous les trois mois, il doit quitter le ter­ritoire canadien et solliciter un nou­veau visa d'entrée. Les choses ris­quent fort de se compliquer pour lui, puisque le gouvernement camerou­nais se prépare à lancer un mandat d'arrêt international contre lui pour détournement de fonds publics. En effet, Garga Haman Adji, ministre camerounais de la Fonction publique et du Contrôle de l'Etat, a présidé, le 9 avril dernier, une réunion du Conseil de discipline budgétaire et comptable (CDBC) dont le commu­niqué de presse stipule que « Messi Messi Robert est mis en débet pour un montant de 3 258 178 792 F CFA, dont 2000000 d'amende spéciale;

frappé de la déchéance lui interdisant d'être responsable à quelque titre que ce soit, pendant un délai de dix ans, de l'administration, de la gestion des services et entreprises d'Etat ». En outre, le CDBC a ordonné au rap­porteur de « clarifier la situation des comptes dont les rapports de contrôle et du rapporteur évaluent le solde à 49 milliards de F CFA ». Enfin, le CDBC « décide de transmettre au ministre de la Justice pour valoir plainte au nom de l'Etat le dossier de Messi Messi Robert aux fins de poursuites judiciaires ». Il est inédit que les autorités camerounaises dé­ploient ainsi l'artillerie la plus lourde pour s'attaquer à un homme qui fut durant de nombreuses années sinon un apparatchik du régime, du moins son principal financier. Même ceux qui ont été écartés de la gestion des affaires d'une manière plus brutale que ne le fut Robert Messi Messi n'ont pas connu une telle humiliation. Autant dire que l'ancien banquier est devenu aux yeux de Paul Biya et de son régime l'homme à abattre, l'incarnation du mal absolu. Pourquoi? Etait-il le délinquant international et le bandit de grand chemin que le pouvoir cherche à présenter ou au contraire simplement le bouc émissaire d’un régime aux abois, que l’on tente désespérément d'offrir en pâ­ture à l'opinion publique nationale et internationale comme le respon­sable de trois décennies de gaspil­lages, de gabegie et de détournement de fonds publics ? Est-il coupable de mauvaise gestion ou victime d'une cabale organisée au plus haut niveau de l'Etat pour faire diversion en ces temps d'incertitudes démocratiques. De toute façon, R. Messi Messi mé­riterait que nous nous en occupions.

Né en 1949 à Adzap, petite bourgade située à une cinquantaine de kilo­mètres au sud de Yaoundé, il a ef­fectué un parcours sans faute jusqu'à sa nomination à la tête de la SCB en avril 1983. Il passe son baccalau­réat de série C en 1967 au lycée Leclerc de Yaoundé, et décide de s'engager vers une carrière scienti­fique. Après une licence des sciences ob­tenue à l'université de Yaoundé, il bénéficie d'une bourse d'études su­périeures en France, ce qui lui permet de soutenir une thèse en science (spé­cialité : cosmologie et relativité gé­nérale) sur la théorie Einstein-Max­well à l’université Paris VI en novembre 1974, non sans avoir fait un détour par l’École centrale. Revenu au Cameroun, il est recruté comme chargé d'études à la Banque des Etats de l'Afrique centrale (BEAC). Il sera successivement chef de service, fondé de pouvoir et sous-directeur, avant d'être appelé auprès du gouverneur Casimir Mba comme conseiller pour les Affaires monétaires et bancaires.

Lorsque le 7 avril 1983 le président Paul Biya le nomme, à 34 ans, au poste d'administrateur directeur général de la SCB (dont le capital est partagé par l'Etat camerounais et quatre banques occidentales), nombreux sont ceux qui voient dans cet acte la consécration d'un surdoué. Certes, ici et là, quelques mauvaises langues insinueront que ce sera là le premier acte officiel de tribalisme assumé du nouveau chef de l'Etat. Ayant accédé à la magistrature su­prême seulement six mois plus tôt, le successeur d'Ahmadou Ahidjo pro­pulsait à la tête du premier établis­sement de crédit du pays un homme « trop » jeune, originaire comme lui de la grande famille des Betis. Beau­coup d'autres cadres de banque, plus expérimentés, auraient bien fait l'af­faire, entendait-on ici et là. Messi Messi quant à lui se contentait de répéter : « Le Président vient de me manifester sa confiance. Je ferai tout pour la mériter. »

L’aventure durera cinq ans, années de gloire absolue au cours desquelles le directeur de la SCB apparaîtra comme l'un des hommes les plus enviés et les plus jalousés de la High Society camerounaise. Dans tous les milieux huppés de Douala à Yaoundé, on ne parle que de ce fringant jeune homme qui s'habille chez les meilleurs couturiers français, et dirige la banque selon les dernières techniques américaines de manage­ment. Confrontée à de graves diffi­cultés de trésorerie, la SCB voit sa situation générale se dégrader pro­gressivement. Les actionnaires étran­gers se retirent de la direction de la banque. Ses engagements ne sont plus honorés en compensation et les avoirs de ses clients sont brutalement gelés, faute de liquidité suffisante.

Le 28 août 1988, une réunion extraordinaire du conseil d'administration remplace Messi Messi par Daniel Topouondjou Taponzié, mais l'entreprise est déjà en faillite. En septembre 1989, la SCB est officiellement liquidée. Pour douze millions de Camerounais, Robert Messi Messi, 42 ans, c'est surtout l'homme qui a mis en faillite le premier établissement bancaire du pays. La rumeur publique l'a souvent accusé durant ces dernières années d'avoir exporté des capitaux par mil­liards dans des malles métalliques. Comme pour accréditer cette rumeur, le gouvernement vient de déclencher contre lui, trois ans seulement après la liquidation de la banque, une pro­cédure judiciaire.

Plus qu'à une interview, c'est à un duel que se sont livrés notre collaborateur Célestin Monga et Robert Messi Messie l'ancien directeur général de la SCB. Sans complaisance mais avec beaucoup de tenue, sous la direction de Biaise-Pascal Talla. Poussé jusque dans ses derniers retranchements par ce «procureur» de dix ans son cadet, Messi Messi a livré une histoire que les Camerounais n'ont sans doute jamais soupçonnée. Ce n'est, évidemment, que sa version des faits. Documents à l'appui, il est vrai. Mais quelle triste image de l'Afrique.

Célestin Monga : Vous êtes un homme accusé de détour­nements de fonds publics, et qui s'est dérobé devant ses responsabilités en choisissant la voie de l'exil...

Robert Messi Messi : II me paraît important de dire pourquoi j'ai quitté le Cameroun, le 18 septembre 1989, soit à peu près un an après mon départ de la SCB. Quelques mois après mon limogeage, des rumeurs ont commencé à circuler au Came­roun, notamment à Yaoundé, qui fai­saient état d'un certain nombre d'opérations que j'avais financées pour le compte de madame Jeanne Irène Biya. Et concluant que le pou­voir politique avait peut-être une part de responsabilité dans la faillite de la SCB...

Rien ne prouve que vous n'avez, pas vous-même suscité ces rumeurs pour vous donner une image de martyr aux yeux de l'opinion et vous mettre à l'abri d'éventuelles poursuites judiciaires

Pas du tout. On l'a peut-être cru en haut lieu, mais ce n'était pas vrai. Et ces bruits ne circulaient pas au niveau du petit peuple. Cela restait entre personnalités de la jet-set de Yaoundé. Plus ils s'amplifiaient, plus le pouvoir perdait confiance en moi. Toujours est-il qu'au début de sep­tembre 1989, un certain Etoundi, un jeune métis qui travaille pour le CENER (police politique, NDLR) à Yaoundé, et que l'on appelle commu­nément Kiki, est venu me voir pour me dire que Jean Fochivé souhaitait me rencontrer « en terrain neutre ». Cela m'a surpris, mais on ne refuse pas d'honorer un rendez-vous de­mandé par Fochivé. Nous sommes donc convenus de nous rencontrer chez Kiki la nuit suivante, à 2 heures du matin. C'était la première fois que j'allais là-bas, dans une maison située du côté du stade omnisports de Yaoundé. Fochivé est arrivé vers 2 h 30, et nous avons parlé. Il m'a dit que le « patron » (le chef de l'Etat) était très embêté par les rumeurs qui circulaient sur le fait qu'il pouvait être à l'origine des dif­ficultés de la SCB. Puis il m'a dit :

« II semble que vous détenez des documents très importants, concer­nant des financement opérés pour son compte ou pour celui de madame Biya. » J'ai eu très peur, car je ne savais pas s'il fallait répondre par oui ou par non.

Quelle était la vérité ?

C'aurait été de lui répondre oui. Mais j'étais confronté à un dilemme. D'une part, j'avais envie de nier la chose, car il parlait de dossiers ultra-confidentiels qui n’avaient été discutés auparavant que par madame Biya et moi-même. Mais d'autre part, comme il s'appelait quand même Fochivé, j'ai pensé que son commanditaire ne pouvait être que le président Biya lui-même, seul susceptible de lui four­nir ce type d'informations. J'ai fini par reconnaître que je détenais les documents. Là-dessus, il m'a de­mandé de les lui restituer, originaux et copies, car disait-il, le régime ne devait pas être compromis par d'éven­tuelles fuites. Il a été très clair : « Si vous acceptez de me les remettre, je m'engage à intercéder en votre faveur auprès du patron pour que votre situation soit arrangée rapidement. » (Robert Messi Messi était au chô­mage, NDLR) ; en revanche, si vous refusez de me rendre ces documents, je crains que vous n'alliez au-devant de graves ennuis... Je peux vous dire que mes services ne s'engageraient pas à assurer votre sécurité ! »

J'avoue que cela m'a secoué. Et ce, d'autant que Fochivé, je le connais bien, et je connais ses méthodes. Mon père a longtemps travaillé avec lui. Je le connais donc depuis que j'ai l'âge de trois ou quatre ans. J'ai fait l'imbécile. Je lui ai demandé de m'ac­corder un délai d'une dizaine de jours pour rassembler toute cette docu­mentation. Quelques jours après cet entretien, je reçois une lettre du mi­nistre des Finances, signée de Roger Tchoungui, le secrétaire d'Etat, qui me prie de lui fournir des explications sur le fonctionnement du compte de la SCB à l'American Express Bank de Paris.Là encore, j'ai été très surpris, car le compte SCB chez American Express, à Paris, a en­registré sous ma signa­ture des ordres de vi­rements importants effectués en mars et août 1988 pour un mon­tant total de 1 milliard 750 millions de F CFA. Cela en faveur de l'ar­chitecte franco-tuni­sien Olivier Clément Cacoub...

La SCB investissait donc dans l'immobilier à Pa­ris ?

Non, évidemment. Le président Biya se faisait construire un palais à M'vomeka, et le maître d'oeuvre en était Ca­ coub. Pour le financement de cette entreprise, j'étais en étroite relation avec madame Jeanne Irène Biya, qui me convoquait régulièrement à la présidence, à Yaoundé. Le paiement de la première tranche, 500 millions de F CFA, a été versé en mars 1988 ;celui de la seconde en août, 1 milliard 250 millions ; enfin, pour la troisième tranche, l'argent devait être viré le 15 septembre. Quelques jours avant cette échéance, alors que je me pré­parais à aller effectuer à Paris même le virement, je reçois la demande d'explication du ministre des Fi­nances. Cela m'intrigue. Car je me dis que le ministre me croit sûrement responsable et bénéficiaire des vi­rements de fonds qui sont observés au débit du compte SCB chez American Express...

Le ministre des Finances Sadou Haya-tou était-il au courant des dépenses que vous faisiez pour la construction du palais de M'vomeka ?

Non, pas du tout.

Etant votre supérieur hiérarchique di­rect, il aurait dû être tenu au courant des mouvement de fonds que l'on vous demandait de prélever sur la trésorerie de la Banque, non ?

Personne n'était au courant, ni à la Banque centrale, ni au ministère des Finances. Je traitais directement avec le palais d'Etoudi. En général, le ministre des Finances n'est jamais informé de ce que font les directeurs généraux des banques. Ceux-ci tra­vaillent avec le chef de l'Etat...Ainsi, madame Biya se serait contentée de vous appeler, et de vous donner instruction d'aller porter de l'argent à telle ou telle personne à Paris ! Eue se doutait quand même que cet argent devait provenir d'un compte quelconque et que votre banque tenait une compta­bilité des entrées et sorties de fonds ! Vous dites cela parce que vous ne la connaissez pas. Elle donne des ordres, et vous devez les exécuter. Elle ne veut absolument rien savoir et du reste, vos explications ne l'in­téressent pas. Elle est d'ailleurs très expéditive pour ce genre de choses. Nos conversations ne duraient ja­mais plus de cinq minutes, même lorsqu'il s'agissait de milliards. Du coup, la demande d'explication du 15 septembre vous posait une sorte de cas de conscience...Effectivement. La procédure normale pour les retraits de fonds de cette ampleur eût consisté normalement à monter un dossier au niveau du di­recteur général que j'étais, à le sou­mettre ensuite au président du conseil, Ahmadou Hayatou (frère du ministre des Finances), qui lui-même devait le transmettre avec avis au conseil d'administration pour déci­sion. Ces opérations dépassaient de loin ma délégation, et madame Biya savait que je n'avais pas le pouvoir de les exécuter selon ses exigences.

Bien que sachant vos pouvoirs dépassés, et ayant donc conscience de l'irrégularité totale de ces retraits de fonds, vous ne vous êtes pas gêné pour le faire...

Il s'agissait quand même de la construction du palais du chef de l'Etat dans son village... A la récep­tion de la lettre du ministre, j'avais deux solutions : soit répondre offi­ciellement, par courrier, que ces vi­rements de fonds avaient été opérés sur instructions de madame Biya — vous m'imaginez, vivant au Came­roun, et répondant officiellement de la sorte à une injonction ministé­rielle ? Soit ignorer purement et sim­plement la demande d'explication, quitte à laisser croire que j'avais des choses à me reprocher. Pourquoi ne pas en avoir parlé à ma­dame Jeanne Irène Biya ? Elle aurait pu convoquer le ministre pour lui de­mander de s'occuper de la collecte de l'impôt ou du déficit budgétaire, plutôt que de venir interférer dans ses comptes...Au même moment, j'ai reçu des in­formations émanant d'amis au sein du gouvernement, et m'avertissant que le régime préparait quelque chose contre moi, cela sans que je sache d'ailleurs pourquoi. J'ai alors estimé plus judicieux de me mettre à l'abri d'un éventuel « accident », en quittant le Cameroun.

Quelle était la justification des menaces dont vous étiez l'objet et que vous ont rapportées vos amis du gouvernement ? Tant que vous n'aviez rien fait contre monsieur et madame Biya, il n'y avait pas de raison qu'ils aient des griefs contre vous. Au contraire...

Les informations que j'ai eues in­diquaient que le chef de l'Etat avait ordonné une enquête sur ma gestion du compte SCB chez American Ex­press. Il ordonnait une enquête, sa­chant pertinemment que son épouse c'est-à-dire lui-même, était l'ordonnatrice des opérations litigieuses... L'argent servait à construire un palais qu'il allait habiter, et où il recevrait ses invités. Comme son épouse ne travaille pas, et ne dispose pas de revenus personnels, il ne pouvait pas ne pas connaître le détail des opé­rations. Je n'ai pas compris qu'il veuille enquêter sur cette affaire... Ou plutôt, j'ai cru comprendre que j'étais dans le collimateur.

N'avez-vous pas montré, en vous exilant, que vous étiez coupable ? Vous auriez -du accepter l'idée d'un contrôle et -d'un passage au conseil de discipline budgétaire et comptable, voire un procès ! Cela vous aurait donné l'occasion de vous disculper publiquement en four­nissant ces informations.

En quittant le Cameroun, j'assurais ma sécurité, et je me réservais la possibilité de pouvoir me justifier. Ayant eu accès à certains types d'in­formations, je n'avais aucune chance de me tirer d'affaire lors d'un procès. J'ai plutôt pensé au cas de l'avocat Ngongo Ottou, de l'abbé Mbasse... (assassinés il y a quelques années, sans que la justice ait pu déterminer qui étaient leurs meurtriers).

Pourquoi ne pas avoir appelé madame Biya à votre secours ? Elle aurait pu désamorcer toutes les poursuites et me­naces qui pesaient sur vous.

Dès que j'ai été limogé de la SCB, il y a eu comme un mur entre nous. Je n'arrivais plus à la joindre au téléphone. Elle me faisait dire qu'elle n'était pas là, ou qu'elle allait me rappeler. Et peu à peu, l'etau se resserrait autour de moi. J'ai discuté avec mon épouse et quelques membres de ma famille, et nous avons rapidement abouti à la conclusion qu'il fallait que je me mette à l'abri.

Comment s'est organisé concrètement votre départ ?

Ma femme et mes enfants ont quitté le Cameroun le même jour que moi, le plus officiellement du monde. Elle n'avait qu'une petite valise, ce qui n'a pas attiré l'attention des policiers lorsqu'elle a pris le vol régulier de Cameroon Airlines. Moi, j'ai loué une voiture de Yaoundé à Garoua, déguisé en dignitaire musulman. Je m'étais fait faire une impressionnante gandoura, ce qui n’a permis de franchir les barrages. De Garoua, j'ai traversé la frontière nigériane avec la complicité d'un passeur, emprun­tant même une pirogue. Puis je me suis rendu à Cotonou, d'où j'ai pu ensuite me rendre en Europe.

Genève, le 19 octobre 1989

À Son Excellence Monsieur Paul BIYA Président de la République du Cameroun

Le 18 septembre dernier, j'ai décidé, après mûre réflexion, de quitter mon pays, le Cameroun, et de faire partir en même temps mon épouse et mes enfants, étant parvenu à la conclusion que ma vie ainsi que la sécurité de ma famille n'étaient plus assurées.

Je me suis résolu à une telle décision, lourde de conséquences pour moi et pour ma famille, à la suite de ma rencontre, quelques jours plus tôt, avec le Directeur Général du Centre Na­tional des Etudes et des Recherches' (CENER), rencontre intervenue à la demande de ce dernier. Au cours de notre entrelien, M. le Directeur Général du CENER, affirmant agir sur ins­tructions du CHEF DE L'ETAT, m'a fermement mis en garde contre la di­vulgation d'informations dont j'aurais eu connaissance et/ou de documents dont je serais entré en possession alors que j'étais Président de la Société Ca­merounaise de Banque (SCB).

Allant plus loin, le Directeur Général du CENER m'a, au cours du même entretien, demandé de bien vouloir lui remettre les originaux desdits docu­ments, me donnant un délai de quinze jours pour obtempérer. Ma sécurité, a-t-il poursuivi, ne serait plus garantie au cas où les documents ne lui seraient pas remis à cette date. Par contre, m'a-t-il assuré, le Chef de l'Etat me confie­rait de nouvelles responsabilités au sein de l'appareil d'Etat au cas où je dé­ciderais de restituer lesdits documents. Monsieur le Président, c'est à la suite de ces menaces, qui intervenaient au surplus après de nombreuses mesures d'intimidation du même ordre dont j'ai été auparavant l'objet, que j'ai décidé de quitter mon pays afin de me mettre à l'abri.

Vous ayant servi. Monsieur le Président, pendant de nombreuses années dans la loyauté et la fidélité, j'estime que je ne méritais pas un tel traitement. C'est la raison pour laquelle il m'a paru opportun de porter ces faits à votre connaissance, afin que vous soyez plei­nement informé des circonstances qui m'ont décidé à quitter mon pays. ROBERT MESS! MESSI P.S. : Lettre adressée par l'intermédiaire du Maître d'hôtel de l'hôtel Intercon­tinental à Genève.

Fochivé avait donc eu l'imprudence de vous laisser vos papiers ? En général, il est plus «prévoyant»...

J'avais un passeport ordinaire valide, mais sans visa. Après quinze jours au Nigeria et à peu près autant au Bénin, je me suis rendu à Genève où...

Tiens donc, Genève ! Sans doute y êtes-vous allé pour vérifier les soldes de vos propres comptes numérotés ?

Absolument pas. Il se trouve sim­plement que, de manière tout à fait fortuite, j'avais rencontré un diplo­mate suisse à Lagos qui avait eu l'amabilité de m'accorder un visa de quinze jours pour son pays. C'est la seule raison pour laquelle je me suis retrouvé à Genève. Les Allemands et les autres diplomates occidentaux auxquels je m'étais adressé n'avaient pas voulu me délivrer de visa.

Alors Genève...

Oui, c'était vers la mi-octobre 1989. Lorsque je suis arrivé là-bas, j'ai eu la surprise d'apprendre que le pré­sident Biya y était lui-même en visite. J'ai sauté sur cette occasion pour lui faire parvenir une lettre où je relatais l'affaire dans ses grandes lignes. J'es­

pérais qu'il me répondrait pour me tranquilliser et mettrait fin à une action qui avait peut-être été engagée par ses collaborateurs les plus zélés (voir ci-joint copie de cette lettre).

Etes-vous sûr qu'il a reçu cette lettre ? En général, il ne lit et ne réagit qu'aux lettres publiées dans un journal...

Je ne peux vous assurer qu'il l'a bien reçue. Mais j'avais utilisé un canal très sûr. Je l'ai adressé au maître d'hôtel qui s'occupait de sa suite à l'Intercontinental à Genève. J'espé­rais que que ma lettre allait enclencher un processus de clarification. Mais rien ne s'est produit. Et les autres lettres que j'ai adressées par la suite à son aide de camp n'ont pas eu plus de réponse. C'est à ce moment-là que j'ai eu 

Tiens donc, Genève ! Sans doute y êtes-vous allé pour vérifier les soldes de vos propres comptes numérotés ?

Absolument pas. Il se trouve sim­plement que, de manière tout à fait fortuite, j'avais rencontré un diplo­mat...e suisse à Lagos qui avait eu l'amabilité de m'accorder un visa de quinze jours pour son pays. C'est la seule raison pour laquelle je me suis retrouvé à Genève. Les Allemands et les autres diplomates occidentaux auxquels je m'étais adressé n'avaient pas voulu me délivrer de visa.

Alors Genève...

Oui, c'était vers la mi-octobre 1989. Lorsque je suis arrivé là-bas, j'ai eu la surprise d'apprendre que le pré­sident Biya y était lui-même en visite. J'ai sauté sur cette occasion pour lui faire parvenir une lettre où je relatais l'affaire dans ses grandes lignes. J'es­

pérais qu'il me répondrait pour me tranquilliser et mettrait fin à une action qui avait peut-être été engagée par ses collaborateurs les plus zélés (voir ci-joint copie de cette lettre).

Etes-vous sûr qu'il a reçu cette lettre ? En général, il ne lit et ne réagit qu'aux lettres publiées dans un journal...

Je ne peux vous assurer qu'il l'a bien reçue. Mais j'avais utilisé un canal très sûr. Je l'ai adressé au maître d'hôtel qui s'occupait de sa suite à l'Intercontinental à Genève. J'espé­rais que ma lettre allait enclencher un processus de clarification. Mais rien ne s'est produit. Et les autres lettres que j'ai adressées par la suite à son aide de camp n'ont pas eu plus de réponse. C'est à ce moment-là que j'ai eu la certitude qu'il était lui-même le chef d'orchestre de la ma­chination ourdie contre moi.

Aviez-vous de l'argent sur vous pendant votre « évasion » ?

Non, simplement des cartes de crédit. J'avais deux costumes, et pas de ba­gages. J'ai laissé tout ce que je pos­sédais dans ma villa de Yaoundé, qui a été dévalisée. Mes objets person­nels, les vêtements et bijoux de mon épouse, tout a été vendu par des membres de ma famille.

ETAT DES OPERATIONS EFFECTUEES PAR LE DIRECTEUR GENERAL DE LA SCB POUR LE COMPTE OU CHEF DE L'ETAT, DE SA FEMME ET DE LEURS FAMILLES.

A - PRELEVEMENTS EN FRANCS CFA Effectués par : MM. Mva'a Albert Cherel & Azé'e Jérémie

• Virement en faveur de maître Kack Kack, notaire à Yaoundé, pour le financement d'un achat de terrain :

• Financement d'un immeuble d'habitation de très haut standing à Yaoundé, au quartier Ekoudou ; immeuble loué par la suite à l'ambassade de l'ex-République fédérale d'Allemagne au Cameroun pour servir de résidence à l'ambassadeur;

• Prélèvement effectué pour l'acquisition d'une pierre tombale à la suite du décès du frère aîné du Président ainsi que pour la couverture de diverses dépenses liées aux funérailles, à Mvomeka'a ;

• Retrait pour le compte de Mme Owono Ndi, parente de Mme Biya et cadre de la SCR en stage en France ;

• Financement de dépenses locales liées aux travaux de construction du palais et de l'aéroport présidentiels à Mvomeka'a (200 millions de F CFA) ;

• Financement de dépenses locales liées à la construction à Mvomeka'a de baraquements pour la Garde présidentielle et de quelques résidences de haut standing pour initiés ;

» Finf'nrr'vtent des dépenses, locales liées à la gestion de la ferme du Sud à Mvomeka'a ;

• Financement des dépenses locales liées à la gestion des plantations de Mvomeka'a ;

• Autres retraits échelonnés dans le temps, et dont la destination ne nous avait pas été indiquée au moment du prélèvement des fonds.

TOTAL DES PRELEVEMENTS EN FRANCS CFA » M. Mva'a Albert Cherel: 3551 149501 F CFA;

• M. Azé'e Jérémie : comptes déplannés.

B - PRELEVEMENTS EN FRANCS FRANCAIS (FF) Initiés par le directeur général de la SCB Sur instructions de Mme Biya

• Virements effectués en faveur de M. Olivier Cacoub par prélèvements sur le compte de la SCB à American Express Banque France (Agence de Paris) :

• Virements effectués en règlement des différentes dépenses en devises liées à la construction

du palais présidentiel de Mvomeka'a.

Le calendrier des virements se présente comme suit :

Mars 1988 10 000 000 FF Juillet 1988 25 000 000 FF II mars................. 3 000 000 FF 6 juillet................. 7 500000 FF

14 mars................. 2 500 000 FF 7 juillet................. 7 500 000 FF

16 mars................. 3 500 000 FF 8 juillet................. 5 000 000 FF

18 mars................. 1 000 000 FF 11 juillet................ 5 000000 FF

TOTAL DES VIREMENTS EFFECTUES EN FAVEUR DE M. CACOUB:

35 000 000 FF, soit 1 750 000 000 F CFA

C - OPERATIONS EN DEVISES (Franc belge)

• Dans le cadre du financement des importations de Belgique de matériel et des équipements liés au projet de la ferme du Sud, la SCB a donné sa contre-garantie à un CREDIT ACHETEUR consenti pur la Générale de Banque de Belgique à Mme Biya, promotrice du projet.

• Par la suite, Mme Biya n 'ayant pas été en mesure de rembourser les premières échéances du prêt, la SCB s'est trouvée dans l'obligation de rembourser le crédit en lieu et place de Mme Biya.

U - CREDITS ACCORDES AUX MEMBRES DES FAMILLES DU PRESIDENT

ET DE MME BIYA.

Ces crédits accordés sur instructions de Mme Biya concernent :

• l.e financement de la construction de deux villas à Yaoundé, pour le compte de la sœur cadette du Président, Mme Marie Mengue ;

• Le financement de la construction de deux villas à Yaoundé pour une des sœurs cadettes de Mme Biya (Mme veuve Onana) ;

• Le financement de la construction d'une villa à Yaoundé pour une autre sœur cadette de Mme Biya, en service à la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS), Mme Ndame Marguerite

Exemples de prêts sans garantie :

un médecin...

Le docteur Titus Edzoa, médecin personnel du président Paul Biya, est ministre de l'Enseignement supérieur depuis le 9 avril. Il y a quelques années, il avait sollicité auprès de lu SCB un crédit de 120 millions de F CFA pour bâtir une villa sur un terrain situé dans un luxueux quartier de Yaoundé. Robert Messi Messi affirme avoir d'autant plus facilement marqué son accord pour le déblocage des fonds que le docteur Edzoa lui a promis de mettre la maison en location et de rembourser son crédit par virement bancaire.

La construction achevée, le conseiller spécial du Président aurait changé d'avis, pour habiter lui-même ce que d'aucuns considèrent comme un château. Il aurait non seulement tiré un trait sur sa dette mais fait disparaître toute trace de ce dossier des coffres de la banque commerciale, avec la complicité d'une employée de la SCB. Malheureusement pour lui, la SCB avait demandé et obtenu le refinancement de ce concours auprès de la Banque centrale à Yaoundé. Celle-ci ouvrant elle-même des dossiers de réescompte, il était alors facile à la SCB de retrouver et reconstituer cette opération.

..et un général

Le général de brigade Benoît As-so'O Emane, commandant du quartier général militaire à Yaoundé, comme le docteur Titus Edzoa, est très proche du chef de l'Etat. Sans aller jusqu'à donner les chiffres, Robert Messi Messi avoue avoir prêté au général Asso'o de quoi financer un « Hôtel de référence» que ce dernier a construit à Elwlowa. Ee coût de la construction est estimé entre 200 et 300 millions de F CFA, financés par la Société camerounaise de banque, sans garanties.

Afin que nul n’oublie

Entrevue réalisée par Célestin Monga & Blaise Pascal Talla

JAE No 155- Mai 1992
Afficher la suite






09/12/2010
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 299 autres membres