Cameroun : vers un sénat anticonstitutionnel et estropié ? A l'heure de la contrainte, et du chantage juridico-alimentaire

Publié le 14-03-2013  |  (Yaoundé - Cameroun). Auteur : Jean Takougang

Le débat en cours au Cameroun sur l’exigence de renouveler d’abord le mandat des conseillers municipaux pour organiser les régionales avant les sénatoriales ne doit pas être un débat portant sur l’opportunité et la roublardise politiques qui permettrait à certains acteurs indument privilégiés de soutenir sans état d’âme qu’ils ont le droit de tirer parti de certains avantages qu’ils ont acquis et maintenus par des moyens illégitimes et détestables. Nous ne serions plus dans la cité, mais dans une jungle où les plus forts n’ont aucunement l’obligation de se soucier des modalités d’un vouloir vivre ensemble et n’écoutent que l’appel irrésistible, égoïste et égocentrique de leur instinct dévastateur de prédation.

 

Tout le monde se rappelle ce qui s’est passé en 2002 avec le couple infernal MINATD/ONEL et qui a provoqué, pour une fois, l’unanimité sur la nécessité de les écarter définitivement de l’organisation des élections, mais que contre toute attente, M. Biya a reconduit en 2007 pour lui fabriquer en retour d’ascenseur la majorité redondante et fictive dont il se prévaut aujourd’hui pour faire main basse sur le Sénat. Le débat, puisqu’on s’accorde à dire qu’il est question de mettre en place une des institutions prévues dans et par la Constitution, ne doit être que juridique. C’est pourquoi ma réflexion s’articulera autour de deux points : la base constitutionnelle et conceptuelle du Sénat et le climat étouffant de contrainte et du chantage juridico-alimentaire qui sous-tendent l’organisation des sénatoriales en cours.



A) BASE CONSTITUTIONNELLE ET CONCEPTUELLE

Si l’urgence de mettre en place en ce moment le Sénat ne cache pas un agenda secret, il convient de relever qu’on ne peut pas attendre si longtemps sans explication et sans raison valables, puis se réveiller un matin et engager des choses aussi sérieuses dans la précipitation, en escamotant des étapes essentielles, des conditions et des formalités substantielles dont l’inobservation, dans un Etat de droit, serait susceptible de saper les fondements sociétaux et d’entraîner l’écroulement de l’édifice que l’on prétend construire pour le bien du peuple. Si l’on veut effectivement mettre sur pied les institutions prévues par la Constitution, il faut le faire dans le strict respect de l’esprit et de la lettre de la Constitution, telles que lesdites institutions ont été pensées et conçues. Car en droit, le moindre détail compte et chaque petite omission constitue un vice de forme. Dieu sait que le Cameroun dispose de brillantissimes juristes dont on a pu mesurer l’étendue du savoir et du savoir-faire dans le différend qui nous a opposés au Nigéria dans l’affaire Bakassi. Mais, quand on voit les entorses, les fractures et tous les autres sévices que certains d’entre eux infligent aux mots, au droit et aux lois pour extorquer de dérisoires justifications, on ne peut s’empêcher de leur demander : « Combien avez-vous reçu » ?

Tel que pensé et conçu par la Constitution, le Sénat est une institution qui représente les collectivités territoriales décentralisées (art. 20.1) qui, à l’heure actuelle, sont les régions ET les communes. C’est pourquoi, en dehors des 30 sénateurs autoritairement nommés par le président de la République, les 70 autres sont élus au suffrage universel indirect non pas par les conseillers régionaux ou les conseillers municipaux, mais par les conseillers municipaux ET les conseillers régionaux (Art. 222, Code électoral). S’ils étaient élus par un seul groupe, ils ne représenteraient donc pas TOUTES LES collectivités territoriales décentralisées et par conséquent, l’institution où ils siègeraient, conformément à l’esprit et à la lettre de la Constitution que l’on dit vouloir implémenter, ne s’appellerait plus le Sénat et eux-mêmes ne seraient plus des Sénateurs. Il faudrait soit reconnaître le plus officiellement du monde que ce n’est plus la constitution du 18 janvier 1996 que l’on veut mettre en œuvre, soit leur trouver de nouvelles appellations.


L’escroquerie qui a constitué à introduire par effraction une disposition scélérate dans le Code Electoral stipulant « qu’au cas où la mise en place du Sénat intervient avant celle des Régions, le collège électoral pour l’élection des sénateurs est composé exclusivement des conseillers municipaux » ne change rien à notre raisonnement, puisqu’elle n’est qu’une supercherie mal inspirée qui n’a pas tenu compte l’ensemble du texte. Car cet amendement, qui n’est qu’une simple pirouette acrobatique qui distrait mais ne trompe personne, devait aussi préciser que dans ce cas, le Sénat ne représentera plus que les communes et non les collectivités territoriales. Les constituants avaient prévu que, pour être à la hauteur de la tâche qu’il était appelé à jouer, le Sénat aurait pour fondations à la fois les régions et les communes. Donc, même si on avait le diable aux trousses, il ne viendrait jamais à l’esprit d’un homme normal l’idée de vouloir construire un immeuble sans ou sur des fondations bâclées et sans tenir compte de toutes les normes qui ont présidé à sa conception. En attendant donc que toutes les conditions pour mettre en place un Sénat représentant à la fois les régions et les communes soient réunies, il faut trouver un autre nom aux élus qui sortiront des élections en cours ainsi qu’à l’institution où ils siègeront. On ne peut pas nous faire avaler que cette institution votée par les seuls conseillers municipaux continue d’être le Sénat tel que conçu et prévu par la Constitution, ce qui est grossier et malsain ! Mais, il n’y a pas de crime parfait !


Quand une constitution dispose qu’il faut fabriquer un bicycle pour la bonne marche du pays, tout le monde attend que sorte de l’usine un engin à deux roues, tel que le dit à haute voix le nom qu’il porte. On ne peut pas, sauf à vouloir prendre les Camerounais pour des idiots et des demeurés, leur dire après dix-sept années de grenouillages et d’atermoiements, que « si la sortie de la bicyclette commandée intervenait avant la fabrication d’une de ses roues, on se contenterait d’un engin à une seule roue qu’on appellerait toujours bicycle ». Et cela, pour au moins trois raisons : d’abord parce que cet engin à une seule roue est un monocycle, ensuite parce qu’elle ne répond plus aux normes de la commande et enfin pour des raisons de praticabilité et d’adéquation fonctionnelles.


Autant le monocycle effraie parce qu’il est porteur d’instabilité, d’équilibrisme et de danger, autant la bicyclette, avec ses deux roues est gage de stabilité, de sécurité et d’efficacité. Le Sénat qui sortira des élections en cours sera unijambiste parce que la fourberie politique et les calculs politiciens égoïstes, en l’amputant d’une jambe, auront triomphé sur le droit, l’équité et le souci de la cohésion sociale qui inspirent l’organisation des élections dans tous les pays qui se veulent démocratiques. En laissant le corps électoral être constitué des seuls conseillers municipaux, on aura privé l’institution à naître de la diversité et de l’équilibre que lui auraient apporté les conseillers régionaux constitués des délégués départementaux élus au suffrage universel indirect et des représentants du commandement traditionnel (chefs de 1er, 2e et 3e degrés) élus par leurs pairs.

Quand on tient compte du nombre de départements que compte le Cameroun et de l’inflation des chefs traditionnels qu’a connue le pays en prévision de ces sénatoriales, on peut dire sans risque de se tromper qu’en soustrayant cette élection à la sanction de tant d’intelligences et de sensibilités, on aura vidé l’institution en gestation de toute sa substance. Les Constituants avaient conçu un Sénat perspicace par la diversité de ses composantes, solide et inébranlable sur ses deux jambes constituées des communes et des régions. C’était en fait un bicycle. L’institution unijambiste qu’on veut nous servir est un monocycle et ne peut plus s’appeler « Sénat ». Il doit se chercher un autre nom. Ce qu’on veut nous servir ne peut en être qu’une caricature chancelante et vacillante sur une seule jambe et qui dès sa naissance revendiquera des béquilles et des prothèses pour se mettre debout et chercher à avancer en boitillant.



B. CONTRAINTE, MENACES ET CHANTAGE JURIDICO-ALIMENTAIRE

Pour terminer par le plus grave et le plus insoutenable, je me dois de relever que le Président de la République a voulu que ses sénatoriales ne s’imposent que par un passage en force. C’est pourquoi elles vont se dérouler sous un climat étouffant de terreur et d’inconstitutionnalité adossé sur un chantage juridico-alimentaire insoutenable qui tourne sur la tête des conseillers-électeurs comme une épée de Damoclès et perturbe leur conscience et leur sérénité. En effet, l’article 227.2 du Code Electoral dispose : « Les membres du collège électoral sont tenus, à peine de déchéance, de prendre part au scrutin ». La déchéance est une perte de droit ou de fonction, à titre de sanction. En d’autres termes, tout conseiller municipal qui ne prend pas part au scrutin sera déchu de ses droits et de sa fonction. Ainsi, pour n’avoir pas participé au scrutin, il sera puni, dans un pays où la Constitution fait du vote un droit et non une obligation ! Chacun est libre d’exercer ou non son droit de vote, comme celui de toucher son salaire. C’est comme si un salarié était révoqué de son métier ou déchu de ses droits parentaux et autres pour n’avoir pas fait aligner ses enfants et touché ses allocations familiales. Le comble !

Dans un Etat de droit, toute élection organisée dans la contrainte des électeurs est nulle et de nul effet. Au vu de cette seule disposition liberticide, le Président de la République qui « veille au respect de la Constitution » (Art 5.2) devrait se ressaisir et arrêter un processus qui viole ostentatoirement la Constitution et qui débouchera fatalement sur des élus illégaux et un Sénat frappés du vice rédhibitoire de l’illégalité fondamentale. Quand on manque de cartouches pour la guerre, on n’en trouve pas pour les funérailles. Le Cameroun ne peut pas s’offrir le luxe de dépenser nos rares milliards pour l’avènement d’un Sénat estropié, illégitime et inconstitutionnel alors que plusieurs chantiers autrement plus prioritaires l’interpelle. Les cellules juridiques de toutes les forces du changement doivent se mettre en branle et le plus tôt serait le mieux !

 


 TAKOUGANG Jean, Traducteur Principal et Prof de traduction, Analyste Politique.




16/03/2013
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