Bruno Gain, Ambassadeur de France au Cameroun: "Je ne me prononce pas sur la justice camerounaise"

YAOUNDE - 18 OCT. 2012
© Jean-Bruno Tagne | Le Jour

L’ambassadeur de France au Cameroun donne son sentiment, entre autres, sur l’affaire Thierry Michel Atangana, l’opération Epervier, la coopération entre son pays et le Cameroun, etc.


Bruno Gain
Photo: © Le Jour


Monsieur l’Ambassadeur, vous avez suivi de bout en bout le déroulement de l’affaire de votre compatriote, Thierry Michel Atangana, condamné le 4 octobre à 20 ans de prison. On vous a senti ébranlé par ce verdict

Je n’ai nulle intention de relancer la polémique sur cette affaire… J’ai dit ce que j’avais à dire en termes particulièrement modérés. Je déplore que certains y aient vu une ingérence dans la justice camerounaise.

Nous avons pour principe constant de ne jamais commenter les décisions de justice, que ce soit au Cameroun, en France, ou partout ailleurs et je ne vais certainement pas m’écarter de cette ligne. C’est un principe de base de notre action diplomatique. Pour autant, c’est un simple constat neutre et factuel que de dire, par exemple, qu’une peine de 20 ans est particulièrement lourde ou qu’une incarcération de plus de 15 ans a de fortes chances de provoquer des effets psychologiques sur la personnalité de celui qui a intégralement purgé une peine aussi longue.


Est-ce que vous comprenez la polémique que votre réaction a suscitée ?

Il est vrai que j’ai été surpris par la vigueur de la polémique suscitée par ma réaction qui se voulait très mesurée. Je ne la renie nullement. Elle me conforte simplement dans l’idée que les relations franco-camerounaises sont souvent dominées par l’affectivité et qu’il y a une très forte sensibilité à tout ce que nous pouvons dire ou faire.


Dans votre déclaration, vous dites que vous continuerez «d’exercer pleinement la protection consulaire de la France à l’égard de M. Atangana». Jusqu’où va cette protection consulaire ?

Sur le plan consulaire, notre cadre d’action est strictement fixé par la Convention de Vienne du 24 avril 1963. Elle proscrit toute ingérence dans le processus judiciaire engagé dans l’Etat tiers et nous le respectons à la lettre. Cette protection se décline de plusieurs manières : visites régulières aux détenus, dialogue avec eux sur leur état de santé, suivi sans immixtion de la procédure judiciaire, etc.

J’ajoute que dans l’hypothèse d’une condamnation devenue définitive, les dispositions de l’accord de coopération francocamerounais en matière de justice de 1974 peuvent permettre à nos compatriotes détenus, moyennant certaines conditions, d’exécuter leur peine en France. Mais, nous n’en sommes pas là dans le cas que vous évoquez !


On ne peut, a priori, pas reprocher à la France de s’intéresser au sort de son compatriote. Mais, ne serait-il pas plus intéressant de vous prononcer sur le fonctionnement global de la Justice camerounaise, notamment la conduite des affaires dites « Epervier », fortement critiquée ? Beaucoup d’observateurs dénoncent les violations des droits de l’homme, des procès interminables, une instrumentalisation de la Justice à des fins politiques, etc...

Ne comptez pas sur moi pour me prononcer sur le fonctionnement de la Justice camerounaise. La France n’est pas là pour se poser en donneuse de leçons. En revanche, je rappellerai notre attachement aux règles du procès équitable telles que définies à l’article 14 du Pacte international des Nations Unies sur les droits civils et politiques de 1966 auquel le Cameroun est partie. Ces dispositions très complètes sont une référence commune à tous les signataires. J’aurais pu tout aussi bien évoquer les règles minima pour le traitement des détenus adoptées par le CES des Nations unies en 1976, ou me référer à d’autres instruments internationaux encore. D’autre part, nous ne pouvons qu’appuyer pleinement les autorités camerounaises et le président Biya dans leur lutte contre la corruption et les détournements de la fortune publique. C’est une nécessité absolue et un impératif moral. Il faut utiliser tous les moyens juridiques qui permettent de lutter contre ce fléau, y compris ceux qui sont inscrits dans la Constitution. Comment ne pas souscrire
au combat engagé par le ministre chargé du Contrôle supérieur de l’Etat, par exemple ? Non seulement la France souscrit à ces objectifs, mais elle souhaite y apporter son soutien.

J’ajouterais enfin, puisque vous m’interrogez sur les éventuelles violations des droits de l’homme, que ces questions ne se prêtent pas à des généralités hâtives ni à des jugements péremptoires.

Dans de précédentes fonctions, j’ai moi-même été appelé à défendre la France devant la Commission et la Cour européenne des droits de l’homme lorsqu’elle était accusée d’avoir enfreint telle ou telle disposition de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Je sais donc d’expérience toutes les difficultés posées par une authentique politique en matière de droits de l’homme. Ce qui est essentiel, me semble-t-il, c’est de concentrer les efforts pour faire coïncider autant que possible les promesses et la réalité, pour résorber ce que j’appellerai « le décalage de mise en oeuvre ». C’est une observation valable pour l’ensemble de la communauté internationale. Je comprends parfaitement les préoccupations des gouvernements toujours soucieux d’éviter des critiques qui pourraient donner lieu à une publicité négative et être exploitées par certains. C’est tout à fait naturel. Mais il faut trouver un équilibre. Il convient de ne pas négliger l’autocritique, même lorsque des progrès ont été accomplis. Le travail de suivi/surveillance est primordial. Les gouvernements, où qu’ils se trouvent, doivent accepter le débat et prêter attention aux éventuelles remarques des observateurs indépendants de la société civile.


La France a financé la construction du deuxième pont sur le Wouri dont les travaux tardent à commencer. Cela vous déçoit-il ? L’appel d’offres pour la construction de cet ouvrage a été jugé infructueux parce que le coût proposé par l’entreprise française, Sogea-Satom, est supérieur à l’enveloppe impartie. Cela signifie-t-il que les caractéristiques techniques du pont vont être revues à la baisse ?

Je suis surtout confiant dans l’avenir et persuadé que le moment est proche où nous pourrons poser la première pierre de ce pont tant attendu par les Camerounais et par les habitants de Douala en particulier. Pour la construction de cet ouvrage d’art majeur, les autorités camerounaises ont eu recours à la procédure complexe d’un appel d’offres en conception-réalisation qui permet au maître d’ouvrage de confier à un même groupement la maîtrise d’oeuvre et la réalisation des travaux.

Lorsqu’a été ouverte la proposition financière de la seule entreprise à avoir correctement répondu au cahier des charges techniques, et donc la seule recevable, il s’est avéré qu’elle dépassait le montant de l’enveloppe prévisionnelle. Dans ce cas, les dispositions du Code des marchés publics, mais aussi le règlement de la consultation permettent de déclarer l’appel d’offres infructueux afin de s’orienter vers un marché négocié avec l’entreprise la mieux disante. Dans cette phase des négociations qui a été ouverte par les autorités camerounaises, il s’agit de faire en sorte que le dépassement soit ramené à des niveaux compatibles avec le budget que le maître d’ouvrage, c’est-à-dire le gouvernement camerounais, estime possible de réserver à cette opération.Mais il n’est évidemment pas possible de dénaturer le projet au cours de cette phase de négociations. L’entreprise peut l’améliorer, certes, mais sans en modifier les principales caractéristiques techniques. C’est une procédure qui est parfaitement encadrée et nous avons bon espoir que les négociations déboucheront rapidement afin de mettre en mesure l’AFD d’émettre un « avis de non objection », ce qui permettra alors au pouvoir adjudicataire de formaliser le marché et de signer le contrat. Ensuite viendra le démarrage des travaux, d’ici la fin de l’année. C’est ce que j’espère de tout coeur.


Le deuxième pont sur le Wouri a été financé dans le cadre du Contrat de désendettement et de développement (C2D). Quels sont les autres projets que vous envisagez dans ce programme ?

La France attache une grande importance à ce projet de 2ème pont sur le Wouri qu’elle cofinance dans une large mesure (à hauteur de 87 milliards F.Cfa), car il s’agit non seulement d’un projet emblématique de la coopération francocamerounaise, mais essentiel pour l’avenir de cette grande métropole économique qu’est Douala. Il s’agit aussi de l’un des projets les plus visibles du programme des grandes réalisations du président Biya auquel la France se félicite de contribuer. Il y a évidemment beaucoup d’autres projets en cours. Rien que pour la ville de Douala sont prévus le financement du programme d’assainissement et drainage des eaux pluviales (85 milliards F.Cfa), la réhabilitation des entrées Est (39 milliards F.Cfa) et Ouest (49 milliards F.Cfa) de la ville. Ce sont des travaux considérables, impliquant un énorme engagement de l’Agence française de développement et de toutes les équipes de la coopération française. Mais nous sommes également présents sur bien d’autres fronts : l’agriculture au travers des projets d’appui à la compétitivité des exploitations agricoles familiales (Acefa), l’appui à la rénovation et au développement de la formation professionnelle agricole (Afop) ; mais aussi les forêts, les infrastructures, le programme de développement participatif, l’éducation, la santé, les secteurs productifs… Encore ne s’agit-il que d’un échantillon de ce que nous faisons dans le cadre du C2D ou d’autres mécanismes de coopération. En 2011, avec 352 milliards de FCFA, le Cameroun a été le tout premier pays au monde bénéficiaire des engagements de l’Agence française de développement. Or, j’ai parfois le sentiment que les Camerounais n’ont qu’une conscience très diffuse de l’ampleur de ces efforts, de cette bataille que nous souhaitons livrer à leurs côtés pour la croissance et l’emploi. Il faudra du reste qu’à l’avenir nous améliorions notre communication pour redresser ce déficit de (re)connaissance !


Avez-vous l’impression, comme beaucoup de Camerounais, que la France est en train de perdre pied au Cameroun au profit d’autres partenaires, notamment la Chine, qui a raflé les marchés des projets dits « structurants » ?

De nouveaux acteurs apparaissent en effet sur le continent africain. La Chine, en particulier. Mais il y a aussi une montée en puissance d’autres pays émergents: le Brésil, la Turquie, l’Inde… C’est une excellente nouvelle pour le continent africain. C’est le signe qu’il est en pleine croissance. Il est en effet grand temps de sortir du discours misérabiliste que l’on a trop longtemps tenu à son encontre. L’Afrique est le continent de l’avenir. Alors que nos prévisions de croissance stagnent sous la barre de 1%, celle du continent dépasse 5% par an. Cela étant, nous sommes persuadés que nous sommes capables de relever le défi chinois. Les pays africains comprendront tôt ou tard l’intérêt d’un partenariat privilégiant les transferts de technologie, le recours à la main-d’oeuvre locale, le plein respect des normes environnementales et sociales, les prêts bonifiés, etc. Nous disposons d’une excellente maîtrise de certains secteurs où la concurrence chinoise ne nous effraye nullement. J’ajoute que nous avons nous-mêmes cofinancé certains projets réalisés par des entreprises chinoises, à l’instar du barrage de Lom Pangar (à hauteur de 60 M).

Il nous revient par ailleurs d’améliorer l’information de nos entreprises pour qu’elles soient davantage présentes sur le marché africain, au Cameroun en particulier, qui est le poids lourd de l’Afrique centrale et que tout qualifie pour être la « locomotive » de la Cemac. 3% des exportations et des importations de la France à destination ou en provenance de l’Afrique, c’est beaucoup trop peu. Comme l’a relevé récemment notre ministre des Finances, M. Pierre Moscovici, il faut aller de l’avant. C’est la raison pour laquelle nous avons ouvert à Douala des représentations d’UbiFrance et de Proparco. Nous souhaitons développer nos échanges avec le tissu de Pme camerounaises. La croissance et l’emploi sont des maîtres mots pour la France comme pour le Cameroun.


Pourquoi obtenir un visa pour la France est-il si compliqué ? Ces tracasseries ne peuvent-elles pas justifier le sentiment anti-français que l’on observe au Cameroun et qui a d’ailleurs fait l’objet d’une étude de la fondation Paul Ango Ela ?

Regardez les statistiques officielles pour les visas délivrés au Cameroun par les pays de la zone Schengen. Nous n’avons pas à rougir de notre taux de délivrance qui est le meilleur d’entre eux et de loin. Nous dépassons les 70%. A Yaoundé, vous pouvez obtenir votre visa en 48 heures. Mais je constate que les poncifs et idées reçues ont la vie dure et que nous sommes parfois victimes de notre politique dont je ne crains pas d’affirmer qu’elle est plutôt libérale. Chaque mois, en moyenne, plus de 60 Camerounais qui se sont rendus en France avec des visas en bonne et due forme se maintiennent irrégulièrement sur notre territoire après la date d’expiration de leur titre de séjour. C’est beaucoup trop. C’est aussi le signe qu’il y a encore un très fort appétit pour la France…

Certes, je n’ignore pas que nos positions font parfois l’objet de critiques. Mais je relève aussi qu’il y a beaucoup d’ambivalence dans ce sentiment car les Camerounais qui nous fustigent sont aussi les premiers à vouloir s’y rendre pour s’y faire soigner ou y poursuivre leurs études. Au fond, c’est le signe que notre relation est placée, de manière parfois irrationnelle, sous le signe de l’affectivité. Comme dit l’adage, «qui bene amat bene castigat», qui aime bien, châtie bien…


Pourquoi la France a-t-elle cautionné la dernière réélection contestée du président Paul Biya, contrairement aux Américains qui se sont bien gardés de le féliciter et ont critiqué le déroulement de la présidentielle d’octobre 2011 ?

Votre vision est très manichéenne ! Nous n’avons jamais décerné de brevet de bonne conduite ni du reste infligé de blâme à quiconque. La réalité est beaucoup plus nuancée. Comme l’ont fait tous les observateurs, nous avons constaté que le scrutin présidentiel s’était passé dans le calme et pratiquement sans heurts, ce dont nous nous sommes félicités à l’époque. Comme ELECAM et ainsi que les autorités camerounaises l’ont elles-mêmes fait, nous avons ensuite pris note de certains dysfonctionnements lorsque des informations plus complètes ont été disponibles sur le déroulement du scrutin.

Nous avons encouragé nos interlocuteurs à y remédier. Quoi de plus normal. Ce que nous souhaitons ce sont des élections aussi libres et transparentes que possible. C’est l’essence même de la démocratie. Nous saluons ainsi la refonte des listes électorales qui aura recours à la biométrie. C’est une excellente réforme qui avait du reste été réclamée par la plupart des partis de l’opposition camerounaise. Nous espérons aussi que des améliorations seront apportées à d’autres étapes du processus électoral. Celui-ci est comme une chaîne. Sa solidité et sa fiabilité se limitent à celle du plus faible de ses maillons. Il faut donc inlassablement veiller à ce que chaque étape de ce processus offre toutes les garanties voulues de transparence et d’équité.


Des chercheurs français et camerounais ont montré et démontré que les autorités françaises avaient mené une véritable guerre contre le mouvement nationaliste amerounais dans les années 1950-1960 pour maintenir le pays dans la sphère d'influence française même après l'indépendance du 1er janvier 1960. Quelle est la position officielle de la France sur ce conflit qui a fait plusieurs dizaines de milliers de morts ? Considère-t-elle toujours que cet épisode, pourtant très finement documenté aujourd'hui (comme par exemple dans le livre Kamerun ! paru en 2011 aux éditions La Découverte), soit de la "pure invention"? Ne pensez-vous pas que la négation de cette guerre va se retourner contre la France, perçue dès lors comme arrogante et incapable de regarder son passé en face? Ou pensezvous, au contraire, comme le disait François Hollande à propos de la guerre d'Algérie, que l'oubli est « forcément coupable » et qu'il y a enfin « place pour un regard lucide, responsable, sur notre passé colonial et un élan confiant vers l’avenir » ?

La question que vous posez relève de l’Histoire. Il ne viendrait à aucun responsable français l’idée de nier cette tragédie. Mais j’incline à penser que tout le travail de mémoire et de recherche sur cette période n’a pas encore été fait. « Kamerun » est un ouvrage sérieux qui apporte certes un éclairage intéressant. Sans doute peut-il y en avoir d’autres. Nous ne pouvons qu’encourager les chercheurs et historiens français, mais aussi les Camerounais eux-mêmes, à se pencher sur ces années difficiles. Il y a en effet place pour un regard lucide et responsable sur une histoire qui est aussi une histoire partagée ; une histoire dont Français et Camerounais ont été les acteurs et les responsables et qui requiert une approche nuancée. Mais il y a encore beaucoup de tabous et de non-dits sur ces années noires. Le moment viendra sans doute où cet indispensable travail mémoriel sera accompli. L’évocation du maquis, du rôle de l’UPC, ou de la répression contre la communauté bamiléké m’incite aussi à observer qu’il faut éviter tout ce qui pourrait susciter un retour au tribalisme ou au clanisme. Les ethnies camerounaises sont comme les cellules d’un même corps. L’une ne peut pas vivre sans l’autre. C’est l’essence même de l’unité du Cameroun.

Et je crois qu’il faut se garder de tout ce qui pourrait fragiliser l’esprit de tolérance si caractéristique de ce pays. Une haute personnalité camerounaise disait naguère qu’il fallait « lier la gerbe des originalités camerounaises pour en faire le noyau de la culture nationale ». C’est une formule à laquelle j’adhère pleinement. Il faut en permanence encourager ce vouloir vivre ensemble.

Propos recueillis par Jean-Bruno Tagne



22/10/2012
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