Bassek Ba Kobhio: «L’après Biya m’inquiète... J’ai peur de l’ivoirisation du Cameroun »

Cameroun/Bassek Ba Kobhio: «L’après Biya m’inquiète... J’ai peur de l’ivoirisation du Cameroun »Il est connu comme cinéaste. Mais, l’auteur de « Sango Malo » est aussi un observateur et un analyste politique averti. Dans l’entretien qui suit, il commente les principaux sujets qui font l’actualité politique.

Bassek Ba Kobhio, êtes-vous inscrit sur une liste électorale ?

Non, ou si vous voulez, pas encore.

Et pourquoi ?

D’abord il faut rappeler que je suis d’idéologie anarchisante. Cela a expliqué longtemps que je n’aie jamais été tenté par le vote. Mais l’anarchie a beaucoup évolué depuis Jean-Paul Sartre, et là, si je ne suis pas encore inscrit, c’est que comme beaucoup de Camerounais, je m’interroge sur le sérieux et le niveau de crédit qu’on pourrait accorder à cette « biométrisation » du système électoral. Dès lors que je serai convaincu que la biométrie ouvre la voie à des élections où la garantie d’« un homme, une voix et une voix seulement », est assurée, je m’inscrirai. Dès que la preuve aura été faite qu’il en est ainsi, vous verrez les bureaux d’inscription déborder de monde. Ce ne sera peut-être pas pour cette fois-ci, mais il est incontestable que les Camerounais aiment la politique et qu’ils n’attendent que ça pour le prouver.
 
On a désormais un nouvel organe chargé de conduire le processus électoral, il y a la biométrie, un code électoral. Ce n’est pas suffisant pour penser qu’il y aura du mieux dans le déroulement des élections ?
 
Elecam n’est pas nouveau. L’évolution de la dénomination ne change pas la réalité. A mon avis, il n’y a que deux voies pour rassurer tout le monde : soit on prend officiellement et équitablement des membres de partis politiques qui représentent leur mouvement, des politiques qui assument leur militantisme, soit on prend des membres libres de toute appartenance -on les connaît-, pour constituer Elecam.
 
Quelle est la formule qui vous arrangerait ?

Je serais pour la deuxième formule. En attendant, actuellement, nous n’avons ni l’une ni l’autre. Même lorsqu’il a fallu adjoindre aux militants sortis des rangs du Rdpc des personnalités venues de la société dite civile, il y a certes eu un Titi Nwel et quelques autres, mais on a aussi choisi en connaissance de cause, des colleurs d’affiches du parti au pouvoir. Et puis, s’agissant du sérieux de l’affaire, permettez-moi d’être surpris d’apprendre qu’il y a des kits qui ont disparu. Qui les a volés ? Qui peut les voler au Cameroun au point que la police camerounaise ne les retrouve pas ? Cela m’interroge. Pas vous ? J’espère d’ailleurs que cette information n’est pas vraie, mais vous savez que nous sommes dans un pays où même les boîtes noires des avions sont muettes après un accident, alors on est enclin à croire à l’incroyable.
 
En quatre mois, Elecam dit avoir inscrit environ 3 millions d’électeurs, soit moins de la moitié des estimations au moment du lancement. Qu’est-ce qui peut justifier ce faible nombre d’inscrits ?

Nous sommes dans un pays où la population aime la politique, où le peuple est totalement acquis à l’idée de démocratie depuis les origines. Aux élections de 1957, il y avait près d’un million d’électeurs qui marchaient parfois cinq à six heures à pieds pour aller voter. Nous n’avons pas à faire à un manque de volonté. Le seul problème des Camerounais, c’est d’être certains que lorsqu’ils votent, le bulletin qu’ils mettent dans l’urne influence le résultat final.

Face aux élections, il y a deux espèces de citoyens camerounais aujourd’hui : il y a les militants du Rdpc qui se disent que dans tous les cas, les élites règleront ça, chacun dans ses urnes, et il y a les autres, qui se disent que dans tous les cas, tout est plié. Conséquence aucune des deux espèces ne se préoccupe de s’inscrire. Il faut un nouveau pacte de confiance entre la classe politique et la population. Ce n’est pas la carte d’identité qui fait problème comme on l’a fait croire au président de la République.

La carte d’identité gratuite nous fait courir d’ailleurs un problème peut être plus épineux. Il semblerait que ceux qui en profitent le plus sont les Nigérians qui règlent une fois pour toutes la question de leur séjour au Cameroun. D’aucuns pointent également du doigt la faiblesse des partis politiques, qui ne proposent pas aux Camerounais, des solutions à leurs problèmes réels…
 
Il y a, c’est vrai, un problème d’offre politique et idéologique au Cameroun aujourd’hui. Comment concevez-vous qu’il n’y ait pas un véritable parti de gauche ? Je ne parle pas de la gauche en acculturé français ou européen, je parle d’un parti qui prendrait en compte les préoccupations des paysans, des ouvriers, des femmes, des minorités, des laissés pour compte ?

Comment comprendre qu’il n’y en ait pas un qui fasse de l’écologie une préoccupation primordiale ? Bien sûr le Sdf est membre de l’Internationale socialiste, mais cette Internationale n’a plus rien de socialiste depuis plus de 50 ans. C’est devenu un fourre-tout. Mais je n’accuse pas les partis politiques. Il faut même parfois leur tirer un coup de chapeau. Etre dans l’opposition pendant 20 ou 30 ans n’est pas chose aisée. Je parle des quatre ou cinq partis qui résistent au temps, et pas des 200 partis politiques saisonniers que l’on dénombre souvent.

Il faut aussi reconnaître que depuis 1990, la classe politique camerounaise ne s’est pas beaucoup renouvelée ; Paul Biya est toujours à la tête du Rdpc, Fru Ndi, Ndam Njoya, Bello Bouba, etc.
 
C’est un très gros problème. Ce sont en fait, tous, des partis qui fonctionnent sur le modèle du parti unique. C’est un problème. Dans tous ces partis politiques, vous avez le même président depuis leur création, et des membres du bureau politique qui sont là depuis 20 ou 30 ans. Cela pose un problème d’intéressement des jeunes à la chose politique. Je pense qu’il faut renouveler le débat, la pensée, les modes de fonctionnement, et ça passe aussi par le personnel.
 
Et quelle est la responsabilité de la société civile dans l’animation de l’espace politique au Cameroun ?
 
Elle est très grande. Mais j’ai un gros problème avec ce qu’on appelle société civile au Cameroun. Quand vous avez des gens qui sont désignés par des ambassades étrangères comme étant la société civile, je ne suis pas sûr que cela réponde aux attentes internes de la société. La société civile, c’est comme l’engagement politique. Cela s’apprécie sur la durée.

Et lorsqu’on vous prend des gens que l’on présente comme la société civile, vous vous rendez compte, à la première occasion, que ce sont des militants soit du parti au pouvoir, soit d’autres partis qui, le temps d’un discours, font diversion. Je ne crois pas beaucoup à cette société civile désignée. Je crois à des gens qui développent une activité intellectuelle sur la durée, des gens qui ont un projet de société connu, n’ayons pas peur des mots, des gens qui défendent une idéologie claire.
 
Revenons au président Biya qui a célébré ses 30 ans de pouvoir en novembre 2012. Etiez-vous de la fête ?

Je n’y ai pas été invité. Mais je constate comme vous que le temps passe, et plus il passe, plus l’avenir et le devenir du Cameroun me préoccupent. Ils ne me semblent pas sereins lorsqu’on voit ce qui se passe autour de nous, en Afrique.
 
Qu’est-ce qui vous inquiète ?

Soyons clair, l’après-Biya, puisqu’il y en aura bien un, m’inquiète. Je n’ai pas le sentiment que les institutions qui sont déjà mises en place soient de nature à assurer une alternance paisible au Cameroun. Le problème, ce n’est pas l’opposition. Le problème, c’est le Rdpc. L’opposition, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, n’est pas assez outillée pour créer un désordre systémique au Cameroun. Les grands barons militants du Rdpc, si. Quand vous voyez la virulence des textes que publient les camarades d’hier de Marafa contre lui, quand vous voyez les coups qu’ils se donnent entre eux, cela inquiète. Je m’inquiète des gens qui, à l’intérieur du Rdpc, ont acquis des fortunes, ont des gens qui leur sont redevables, qui peuvent aligner des colonnes, qui peuvent, demain, casser la baraque.
 
Pourquoi ne vous a-t-on pas beaucoup entendu en 2008 lorsque le président Biya a fait modifier la constitution pour s’éterniser au pouvoir ?

Vous plaisantez ! J’ai dit, à cette époque, toute mon opposition à cette modification. Je me suis exprimé dans la presse et partout où j’en ai eu l’opportunité. Je me suis opposé à la levée du verrou de la limitation des mandats dans la Constitution. Je l’ai dit. Finalement quand cela a été fait, j’en ai pris acte, comme tous les Camerounais. Et j’ai immédiatement pensé que Biya se devait de nous protéger de certaines catastrophes socio-politiques que nous voyons dans d’autres pays. De la même manière que Ahidjo l’avait fait avant lui... Quand Ahidjo quitte le pouvoir en 1982, je ne sais pas ce que serait devenu le Cameroun si les choses n’avaient pas été assez claires. On savait très bien que le Premier ministre succéderait au président. Il l’a respecté et y a tenu contre ses tout proches. Cela a d’ailleurs réconcilié son histoire personnelle avec beaucoup de Camerounais.
 
Vous suggérez que le président décide à la place des Camerounais ?
 
Non, ce n’est pas ce que je dis. Je préconise qu’il laisse des institutions très claires, qu’elles soient mises en place et que dans son parti, les choses soient tout autant claires. Il y a, au Cameroun, tellement de prétendants dans les chaumières qu’on pourrait avoir de grosses surprises demain. Un ami me disait l’autre jour que j’étais trop pessimiste sur ce point. Je voudrais, le moment venu, qu’il ait eu absolument raison.
 
Après les Grandes ambitions, le président Biya a lancé les Grandes réalisations. Vous-y croyez ?
 
Certaines réalisations ont commencé dont certaines sont des projets assez anciens. Tant mieux. Mais on a une impression générale de retard sur de nombreux secteurs, dont particulièrement l’énergie, qu’on se demande pourquoi il a fallu tant attendre. En même temps, ce ne sont pas les réalisations en tant que telles qui m’intéressent. C’est la philosophie qui les sous-tend. Je n’ai pas l’impression qu’il y a une philosophie politique ou idéologique qui sous-tend tout ce qui est en train d’être fait.

Il faut faire attention d’avoir simplement un agrégat de réalisations qui ne soient pas portées par des valeurs idéologiques. Ce n’est pas simplement un pont ou un barrage qui font la République. C’est aussi et peut-être d’abord l’esprit, la pensée sur lesquels se fondent des objectifs, qui la constituent plus sûrement. Quelle est l’idéologie qui sous-tend, aujourd’hui, toutes ces réalisations ? Quelle société voulons-nous pour nos enfants ? Paul Biya a posé cette question fondamentale il y a une dizaine d’années : la réponse me semble toujours attendue.

En 2005, vous affirmiez que le président Biya devait songer à partir. Sept ans plus tard, votre position a-t-elle changé ?
 
En 2005, je précisais qu’il doit songer à partir, en organisant sa succession. Je le dis aujourd’hui davantage encore. Nous sommes tous des hommes. Tout peut arriver à tout moment. Pour nous épargner des événements du Mali ou de la Centrafrique, je préfère que les choses tant structurelles que de personnes soient claires. Je sais qu’au Cameroun, on pense que si un successeur est simplement esquissé, tout le monde va tirer sur lui. Mais quand Ahidjo a choisi Biya, 10 années se sont écoulées.

Des gens comme Ayissi Mvodo n’étaient pas d’accord et pensaient même que c’était un choix de pacotille. Mais, cela nous a épargné de graves problèmes dans ce pays. Il faudrait, aujourd’hui, nous présenter un schéma clair. Surtout que les institutions qui peuvent nous garantir une transition pacifique n’existent pas vraiment.

C’est de la « malianisation » ou de l’ « ivoirisation » du Cameroun que j’ai peur.

Il faut savoir que, si la Côte d’Ivoire a connu ce que l’on sait, c’est parce que Houphouët Boigny n’a pas été très clair dans ses choix de personnes. Ouattara et Bédié, aujourd’hui réunis pour des besoins de stratégie politique sous les conseils de la France, voilà d’où vient en réalité la crise ivoirienne. Si la réalité démocratique était déjà avérée, je n’afficherais pas cette crainte. Le problème est que malgré le pluralisme affiché, nous sommes encore totalement dans un comportement de groupes de partis uniques, avec la porte ouverte à toutes les aventures.
 
Qu’est ce que Paul Biya a réussi en 30 ans de pouvoir ?

La principale réussite, mais elle ne peut pas être attribuée à un seul individu, c’est l’absence de conflits sociaux ou politiques qui aient débouché sur des conflits armés. Encore qu’on a eu avril 84. C’est une réussite collective. Je voyage beaucoup, et vous ne pouvez pas savoir ce qu’une guerre civile peut coûter à un pays. La paix, la démocratie, le bien-être collectif cheminent-ils ensemble au Cameroun ? Je ne dirai pas oui, mais au moins quand une sirène résonne en pleine nuit à Yaoundé, on ne se met pas aux fenêtres pour savoir quel est le groupe militaire qui la provoque. Et puis pour lui-même il a une réussite, il a duré. C’est une appréciation quantitative, pas qualitative.
 
Et les échecs des 30 ans de règne du président Biya ?

Lorsqu’un président vous dit, 30 ans après son arrivée au pouvoir, qu’il engage des Grandes réalisations, il y a problème. Il s’est certainement rendu compte qu’on ne peut pas continuer avec un seul pont à Douala par exemple. Des fois je me dis, si ce pont s’écroule, qu’est ce qu’on fait ? L’offre énergétique est extrêmement faible. Il y a des pays en Afrique, où personne ne vous croirait si vous dites qu’à Yaoundé nous n’avons pas d’eau, alors que le Cameroun est un scandale en matière d’eau et d’électricité potentielles, etc. Il faut donc souhaiter que les Grandes réalisations rattrapent ces grands retards.
 
En 30 ans, il a plus réussi ou plus échoué ?

Durer, c’est déjà quelque chose en politique. C’est difficile de mettre sur la balance ce qu’on a réussi et ce qu’on a échoué. Le bilan politique n’est pas une affaire d’arithmétique. J’ai l’impression quand même que le recrutement de 25 000 jeunes, ce n’est pas un signe de succès. C'est-à-dire qu’il y a une génération de jeunes qui n’a pas pu travailler durant des années, et à un moment donné on se rend compte qu’il faut la mettre n’importe où, parce que ces jeunes-là constituent une poudrière à retardement.

Quand nous sommes obligés de regarder la Can à la télévision sans équipe en Afrique du sud parce que nous sommes éliminés par un pays de 500 000 habitants, cela pose un problème, puisqu’en plus, cet échec se renouvelle et les gérants de ce bilan restent en place. Quand un pays n’a pas une salle de cinéma dans tout le pays, ça me pose un problème. Mais c’est aussi notre bilan à tous, même si le président en est le premier comptable. Nous avons beaucoup de secteurs où on aurait pu faire mieux.
 
Le président Biya s’est rendu en France pour une visite officielle et c’est célébré par ses partisans comme une grande victoire…

Il ne faut pas non plus être puéril. Les relations entre les Etats sont des rapports d’intérêt. La France peut-elle vraiment ignorer le Cameroun aujourd’hui en Afrique ? Je ne le pense pas. La France a ses intérêts qu’elle défend. Un pont sur le Wouri pour une société française passe avant tous les Michel Atangana Thierry. Maintenant, quelle victoire pourraient célébrer les partisans de Biya ? Ce n’est pas sur une visite qu’on juge les affinités politiques.

Vous savez que j’ai plus d’amis dans la gauche française que dans la droite. Ce que cette gauche ne pourra pas faire en France, à savoir une politique économique et sociale de gauche, elle cherchera à le rattraper ailleurs, et surtout en Afrique, au moins au niveau du discours : les droits de l’Homme, le respect des règles démocratiques pour la dévolution des pouvoirs en cas d’alternance, etc. les socialistes y feront davantage attention pour calmer leur opinion et leurs intellectuels.
 
Comment appréciez-vous l’entrée dans l’opposition de Maurice Kamto, ancien ministre et désormais président du Mrc ?

L’offre politique au Cameroun est très faible. On ne voit pas très bien quelle différence il y a entre telle et telle autre formation politique. J’ai discuté avec lui dans un avion venant de Paris, il ne m’a pas dit qu’il créait un parti politique, alors qu’il allait le faire un mois plus tard. Je comprends qu’il ait acquis la phobie de la trahison, alors on cache ses intentions. Mais depuis la faculté, il aurait dû me connaître davantage. Je lui aurais demandé ce qu’il apporte de nouveau. Je lui aurais demandé de me décrire son projet de société par rapport à celui des autres, s’il en a et s’ils en ont.

Moi j’aurais cru, Maurice Kamto démissionnant, qu’il retournerait au sein du parti dans lequel nous l’avions vu en 92. Il était apparu à la télévision avec l’écharpe du Sdf. Je ne suis pas sûr que la multiplication des partis politiques soit la solution. A sa décharge, on pourrait dire qu’en rentrant dans le Sdf, les barons du parti unique dans ce mouvement-là ne lui auraient pas fait la place qu’il aurait dû avoir. Il est quelque part une victime du syndicat des partis politiques qui s’organisent pour empêcher qu’il y ait des candidatures indépendantes dans ce pays. Ce qui oblige à être dans un parti ou à en créer.
 
A-t-il des chances de s’en sortir dans l’arène politique camerounaise ?
 
Maurice Kamto est quelqu’un de très intelligent. Nous n’étions pas dans la même faculté à l’université, mais nous connaissions les étudiants brillants du campus. Il en était un. En plus, il s’est bâti un CV solide, à la fois à l’université et dans le dossier Bakassi. S’il veut être leader politique, avoir des milliers de gens qui viennent et votent pour lui, ça va être très compliqué parce que ça demande du temps. Créer un parti, l’implanter dans tout le pays, avoir des représentants dans tous les bureaux de vote, ce n’est pas quelque chose de facile. J’ai l’impression que ça va être très compliqué pour lui de se faire une place dans cette jungle alors que les échéances approchent. Par contre, Il peut apporter de la crédibilité à un mouvement. Vous savez, on crée un parti pour se battre seul, ou pour apporter sa structure dans un plateau de mariage éventuel, le moment venu.
 
L’opération Epervier vous semble-t-elle efficace pour lutter contre la corruption ?

Il n’y a aucun Camerounais honnête qui pourrait s’opposer à l’opération Epervier en elle-même. C’est une opération salutaire. Ne comptez donc pas sur moi pour dire que Biya a mal fait de l’engager.
 
Même si certains estiment qu’il s’agit d’une opération «d’épuration politique» ?
 
L’épuration politique peut renvoyer à deux choses : soit vous ne vous reprochez rien, mais le prince a décidé de vous incriminer parce que prévaut la raison du maître et parce que vous le gênez. Cela est incontestablement détestable. Soit vous vous savez coupable, mais vous vous dites que vous n’êtes pas seul dans ce cas, et que simplement le prince choisit de couper certaines têtes, et d’en exonérer d’autres. Cela n’est certainement pas juste, mais ça ne fait pas de vous un innocent. Pour des non exégètes du droit, et j’en suis un, me basant uniquement sur les faits qu’on a voulu nous rapporter, Marafa pourrait relever de la seconde catégorie. Il ferait partie des seuls condamnés qui ne seraient cependant pas seuls coupables. Ça ne l’innocente pas obligatoirement.
 
Marafa Hamidou Yaya a justement décidé de ne pas se laisser faire avec les lettres qu’il publie depuis sa cellule. Cette stratégie vous semble-t-elle payante ?
 
Payante pour lui, certainement : à défaut d’être élargi, il s’est définitivement forgé une forte stature politique. C’est incontestable. Mais les difficultés du moment ne peuvent pas faire qu’un incriminé soit automatiquement blanchi. Les textes qui régissent les élections au Cameroun, la manière dont les choses se passent dans et derrière les urnes, la manière dont la vie politique se gère aujourd’hui, etc. on ne peut pas dire que Marafa n’a rien eu à y voir. Il a contribué, et à un très haut niveau, à la mise en place de cette armature-là. Il vit certainement un retour de boomerang.
 
Avec un certain courage quand même…

Marafa est un homme du Nord, un musulman. A certains moments, dans l’islam, la vie n’a pas le même goût qu’ailleurs. Marafa a décidé de se lancer, de casser ce qu’il faut casser. Il ne mourra pas seul ou alors il mourra debout. Ses camarades d’infortune qui sont de la forêt, qui ont un grand instinct de survie, se taisent eux. Ce n’est pas parce qu’ils ont moins de révélations à faire que Marafa. Seulement, nous avons de notre côté un rapport jouissif à la vie. Marafa a décidé de ne pas mourir sans arracher des branches d’arbre. Mais, les révélations qu’il fait aujourd’hui, il aurait dû les faire plus tôt, en démissionnant par exemple. Garga Haman a démissionné, et personne depuis ne remet en question ses poussées d’acrimonie. D’attendre d’être démissionné pour sortir tout cela, gâche le geste, même si ces textes aident à comprendre le Cameroun.

 
Il a écopé de 25 ans d’emprisonnement ferme, mais se projette résolument vers l’avenir avec un projet politique pour le Cameroun. C’est sérieux, ça ?
 
Mandela a fait 27 ans en prison. Il y a beaucoup de gens qui sortent de prison pour prendre le pouvoir. Ange Patassé est même revenu d’exil pour le prendre en Centrafrique. Nul ne sait ce que sera le Cameroun dans deux, trois ou quatre ans. Je pense que Marafa s’inscrit dans l’avenir, inévitablement. A défaut d’accéder au pouvoir, il peut être un appoint décisif pour quelqu’un d’autre, de la même manière que je l’estimais pour Kamto, en engrangeant les dividendes de la manœuvre. La vie des nations est quelque chose de très mystérieux. En politique, personne ne peut préjuger de ce que sera fait le lendemain.
 
Dans une interview qu’il a accordée à un journaliste basé en France, Marafa estime que le président Biya fait courir un grand danger à ce pays quand il ne se presse pas à mettre en place les institutions créées par la Constitution du 18 janvier 1996…
 
Pourquoi le dit-il aujourd’hui ? Pendant près de 20 ans, il était aux affaires. Et ces textes ont été adoptés à ce moment-là. Où était-il ? Il aurait dû se désolidariser à ce moment là. Les temps vont être très compliqués dans les prochaines années. Vous aurez des gens qui voudront, soit sauter du navire, soit y embarquer. Cela ne fait que commencer. Mais les Camerounais qui n’ont pas la mémoire courte ne l’accepteront pas ! Que des gens qui ont mis en place et construit l’armature nous fassent croire que Paul Biya a fait tout ça tout seul dans son bureau, ça va être difficile de nous le faire gober. Quand on a été secrétaire général de la présidence, ministre de l’Administration territoriale, j’ai de la peine à penser que, même en Corée du Nord, on puisse dire qu’on n’a pas eu sa main mêlée aux décisions qui ont été prises.
 
Quand on vous écoute, on a l’impression que le Cameroun est dans une impasse. Dans ces conditions, comment voyez-vous l’alternance ?

On me dira ce qu’on veut, mais mon problème est que je veux le moins de casses possibles. Après Biya, il sera impossible que quelqu’un installe un système qui dure 30 ans. Je crois qu’après Biya, même les élections feront foule. Je suis inquiet pour l’alternance au Cameroun. C’est pour cela que je pense que pendant qu’il est là, il faut qu’il s’implique personnellement pour que l’alternance commence à avoir un cadre. Ne serait-ce que pour que les gens commencent à s’habituer, à penser à autre chose. Son cas personnel est assez parlant. Sinon, j’ai peur. Il y a tellement de capitaines et de colonels dans ce pays qui rêvent de pouvoir! Regardez comment un capitaine a foutu le désordre au Mali, un pays qui avait déjà connu deux fois l’alternance, à deux mois des élections. J’ai donc peur qu’un caporal se lève pour nous dicter sa loi. Ce serait la pire des choses. Que Paul Biya dise au moins aux siens : « Je porte mon choix sur tel. » Cela pourra nous aider, ne serait-ce qu’au sein du Rdpc. Regardez le Ghana. Un président est mort, un autre est arrivé le lendemain d’abord intérimaire, puis il y a eu des élections, il a été élu. Tout ça en quelques mois. C’est vers cela qu’il faut aller. Car le grand danger de ce pays, je le répète, ce n’est pas l’opposition, ce ne sont pas les sécessionnistes du Nord-ouest, c’est l’intérieur du Rdpc.
 
Vous parliez tout à l’heure du Mali, qui est en train d’être libéré par l’armée française. Vous êtes satisfait ?

Certainement. Les Djihadistes sont d’un obscurantisme tellement obtus que ça ne doit faire de mal à personne, à part eux, que la France se soit mise en travers de leur chemin. Mais la question malienne m’inspire trois réflexions distinctes :
 
1/ La démocratie la plus approximative est meilleure à tout pouvoir de la force tel que le capitaine Sanogo dont je me demande aujourd’hui où il se terre, voulait l’instaurer, alors qu’il s’est retrouvé incapable d’aller arrêter les Djihadistes.
 
2/ L’histoire retiendra que la première participation de la France à une guerre de libération en Afrique a eu lieu en 2013, aux portes du désert malien. Ça ne fera pas oublier l’Algérie, ça n’excuse pas la guerre coloniale du Cameroun, ça n’efface pas la Libye ou la Côte d’Ivoire, mais ça réconcilie la France avec elle-même et avec la déclaration universelle des droits de l’Homme.
 
3/ L’Afrique politique sera pour longtemps encore ridicule. La guerre est pratiquement finie au Mali, mais les généraux de la Cedeao, plus habitués des palais et des hôtels luxueux que du chaud terrain, continuent à dessiner des plans de bataille qui ne serviront peut-être plus jamais. Alors que l’on sait que dans tous ces pays qui disent attendre de l’argent, s’il s’était agi de casser de l’opposant à coups de milliards, leurs dirigeants auraient depuis trouvé l’argent nécessaire. Le dur de la guerre s’achève, on attend, on attend, la Missa ne vient pas … L’Afrique noire est mal partie, déplorait René Dumont, il était très optimiste, elle n’est simplement pas encore partie.

© Le Jour : Jean-Bruno Tagne


08/02/2013
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