Achille Mbembe: «Le niveau de pourriture politique prédispose à une inévitable violence au Cameroun» - en s’attaquant à l’opposition, M. Kamto se trompe de cible»

DOUALA - 14 DEC. 2012
© Edouard Kingue | Le Messager

"Dans les conditions actuelles, seule la mort du satrape est de nature à provoquer une relève à la tête de l'Etat camerounais. Mais viendrait-il à trépasser, le système qu'il a mis en place et la culture de la vénalité qui en est le ressort fondamental persisteront."


Achille Mbembe
Photo: © Archives
Achille Mbembe est comme on le sait, Camerounais. Professeur d'histoire et de sciences politiques à l’Université du Witwatersrand a Johannesburg (Afrique du Sud) et Directeur du Johannesburg Workshop in Theory and Criticism. Il enseigne également à Duke University aux Etats-Unis. Son dernier ouvrage, «Sortir de la grande nuit», a été publié aux éditions La Découverte en 2010. Dans les lignes qui suivent, il analyse le paysage sociopolitique du Cameroun.


Maurice Kamto vient à son tour d'entrer dans l'arène politique et ses premières piques vont vers l'opposition et ses leaders qu'il qualifie de «fonctionnarisés». Une opposition dit-il, «protéiforme, scandaleusement bigarrée, en quête de je ne sais quoi, à la recherche de ce que nul ne sait et de ce qu’elle-même ignore». Que pensez-vous de ces affirmations? Le Croyez-vous sincère ou pensez-vous que c’est un nouveau guignol dans le théâtre politique camerounais fait d’ombres et de lumières.

Il faudrait qu'il laisse ce genre de déclarations à nous autres qui ne devons rien à personne et qui ne sommes à la recherche d'aucune prébende. Il doit, par contre, concentrer ses tirs sur Paul Biya et le système que ce dernier a mis en place et tout faire pour que les forces de l'opposition se mettent d'accord sur un programme minimum sur la base duquel elles pourraient aller aux élections unies derrière un candidat. Ce type de travail exige probité morale, hauteur de vue et force de persuasion.


Le Camerounais moyen doute de la sincérité de Maurice Kamto. Faut-il s'attendre à une nouvelle démarche politique avec cet opposant de dernière heure?

Il en a beaucoup vu, le Camerounais moyen, et l'on comprend qu'il soit sceptique. Les violences mentales et les violations de la conscience qu'il subies depuis trente ans ont produit des sujets fatigués, dont la capacité à encaisser des coups de toutes sortes est presque insondable. Les esprits sont frappés par un processus de tonton-macoutisation à peu près généralisé. C'est l'imaginaire de tout un peuple qui a été profondément atteint. De telles conditions exigent une intelligence sociale et culturelle extraordinaire pour les forces qui cherchent à ouvrir le futur, car c'est à ce dernier que beaucoup ne croient plus. C'est cette capacité de croire de nouveau en eux-mêmes et au futur qu'il faut restaurer.


Professeur, l'une de vos observations sur RFI sur le jeu politique camerounais a suscité l'ire de Mono Ndjana en ces termes: « Je proteste au nom de mon collègue Nyamdih, professeur d’université comme Achille Mbembe, qui a pris part à cette élection contre le président Biya, qui n’est pas imbécile. Pour les mêmes raisons, je proteste au nom de tous les autres candidats qui sont des citoyens respectables et valables comme les Joachim Tabi Owono, ingénieur agronome qui a exposé un beau projet pour le monde rural ; comme Jean-Jacques Ekindi, issu de l’école polytechnique française, militant du fédéralisme ; comme Bernard Muna, avocat international dont la verve et les livres publiés font autorité ; comme Adamou Ndam Njoya, créateur de la Nouvelle Ethique ; comme Garga Haman Adji, champion sérieux de la lutte anti-corruption et chasseur de « baleines » ; comme tous les autres braves animateurs de la scène politique nationale, tels Kah Walla, Esther Dang, Anicet Ekanè, Albert Dzongang et d’autres jeunes loups, qui tous, ont pondu des ouvrages programmatiques ». Que pensez-vous de cette tirade ?

Je ne m'attaquais pas ad hominem aux individus que cite le Professeur Hubert Mono Ndjana. Je mettais en cause une certaine pratique de l'opposition qui n'est pas suffisamment en rupture avec la logique du pouvoir que l'on prétend combattre. On ne peut pas combattre un régime aussi dévoyé que celui qui s'est installé au Cameroun depuis la fin de l'époque coloniale en allant, par exemple, en rangs dispersés aux élections. Agir de cette manière veut dire deux choses - soit l'on est idiot et l'on prend ses concitoyens pour des idiots; soit l'on ne veut pas gagner et donc on joue à la comédie.


Le terme "imbécile" exprime-t-il pour vous l’exaspération d'un amant éconduit ou un ras-le-bol d'un Camerounais qui ne sait plus à quel saint se vouer?

Il s'agit d'un constat froid. On l'a vu dans tous les pays africains ou l'alternance politique a eu lieu. L'une des premières conditions est l'unité des partis d'opposition. Dans les conditions qui prévalent dans nos Etats, il faut vivre dans une terrible illusion pour croire qu'en allant aux élections en rangs disperses, on a quelque chance que ce soit de battre un satrape installé au pouvoir depuis trente ans, rompu à la fraude et à la manipulation, disposant de ressources considérables et déterminé à vaincre y compris dans le sang. L'opposition camerounaise a besoin de tirer de bien sévères leçons de plus de vingt ans d'échecs répétés. Elle doit se mettre à l'étude d'autres expériences africaines et internationales. Elle doit inventer des formes absolument neuves d'éducation politique, de résistance et de mobilisation qui prennent en compte les conditions concrètes de division régionale et de fragmentation ethnique de notre société, mais aussi ses immenses capitaux culturels et symboliques. Elle doit mettre en place de solides réseaux de solidarité avec la diaspora et développer une stratégie de lutte sur la longue durée. Elle doit s'inspirer, à cette fin, de la pédagogie des grandes luttes civiques qui ont rythmé le dernier siècle. Elle a besoin de leaders moraux de très grande envergure, capables de soulever les espoirs de tout le peuple; de tirer ce dernier par le haut et par l'exemple. En l'absence de moyens d'opposition militaire au régime en place, cette force morale représente son capital absolu.


Vous avez estimé dans d’autres tribunes qu'il n'y a pas de possibilité d'alternance en l'état actuel des choses. Pensez-vous à d'autres formes d'action, par exemple violente?

Dans les conditions actuelles, seule la mort du satrape est de nature à provoquer une relève à la tête de l'Etat camerounais. Mais viendrait-il à trépasser, le système qu'il a mis en place et la culture de la vénalité qui en est le ressort fondamental persisteront. Il en est de même des divisions régionales et de la fragmentation ethnique qui sont devenues le code de conduite de plusieurs d'entre nous. Il faut craindre que les niveaux de pourriture soient tels que chaque jour qui passe, les germes d'une inévitable violence soient semés. A l'heure du dénouement, il risque de se passer des choses inattendues, des choses inouïes, tout à fait terribles, si le cours actuel des choses n'est pas stoppé.


La communauté internationale est défavorable à un pouvoir qui n'est pas issu d'une élection libre et transparente. Dans le cas du Cameroun, un coup de force serait voué à l’indignation internationale…

Le rôle des militaires n'est pas de diriger l'Etat, mais de le défendre en cas d'agression extérieure. Et si priorité il y a, c'est justement démilitariser le politique en Afrique. Ceci dit, je doute fort que déposer un tyran de surcroit sénile qui, pendant trente ans, aura mis son pays sous sa coupe susciterait beaucoup d'hostilité de par le monde.


Le Cameroun vient de passer le cap de 30 ans sous le règne du président Biya. Qu’est-ce que c’est ? La bonne gestion d’une vie ? La stabilité d’un pays ? Une catastrophe ?

C'est le signe de l'enkystement de toute une société. Le Cameroun est hanté par le spectre d’Haïti- plus de 250 ans d'indépendance. Mais rien - strictement rien à faire valoir.

Professeur, l’horizon 2035, qui de toute évidence est un leurre ne semble pas indigner l’opposition outre mesure. A votre avis qu’y met-on ?


De la poudre. De la fumée.

Demain le Cameroun ?

Il sera ce qu'il sera.

Entretien avec Edouard Kingue



14/12/2012
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