Abel Eyinga* : Non, professeur Abwa !

Les patriotes camerounais n’ont pas posé le problème de notre indépendance les armes à la main.

Je n’ai pas suivi la conférence-débat organisée le vendredi 4 juin à la télévision (CRTV) par M. Charles Ndongo. Mais des amis y ayant participé m’ont parlé de l’intervention faite par le Pr. Abwa, intervention au cours de laquelle l’historien aurait déclaré en substance :

« Il y a eu bel et bien une guerre d’indépendance au Cameroun. Les nationalistes ont pris les armes pour réclamer l’indépendance du pays. Et le colonisateur, qui disposait lui aussi d’une armée, leur a répondu. D’où la guerre…
Je ne prétends pas reproduire ici les mots exacts utilisés par le professeur. Ce problème de vocabulaire m’indiffère. Mais ce contre quoi je m’insurge, c’est le fait de laisser entendre que les patriotes de ce pays ont déclenché une guerre pour poser le problème de notre indépendance. C’est le contraire qui est vrai.


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Les nationalistes camerounais n’ont jamais songé à la violence pour poser le problème de notre accession à l’indépendance et pour organiser et lancer la lutte devant nous y conduire.  L’UPC, qui fut l’âme de cette lutte, est née en 1948 comme un parti politique ordinaire, disposé à mener ses activités et à poursuivre son idéal – la Réunification et l’Indépendance du Cameroun – dans le cadre des lois en vigueur et conformément aux dispositions pertinentes de la Charte des Nations Unies. Ce n’est qu’après avoir sollicité et obtenu son existence légale auprès des autorités en place qu’elle a commencé à fonctionner. Une organisation créée pour faire la guerre ne se livre pas à ce genre de démarches. Elle ne va pas demander l’autorisation d’exister à celui qu’elle s’apprête à combattre. En tout cas, ce n’est pas ce que le FLN a fait à Alger en 1954…
Le premier travail de l’UPC légalisée a consisté à se tourner vers les Camerounais pour les sortir pacifiquement de l’ignorance, en faire des citoyens, qualité que nous refusait le colonisateur. Des pages entières de mon livre L’UPC, une révolution manquée ? sont consacrées à ce travail gigantesque de formation civique des Camerounais par des conférences, des séminaires, des dîners-débats, des polémiques, la presse (« La voix du Cameroun » était le journal de l’UPC), etc. Formation aussi par l’exemple : en effet, les dirigeants du mouvement indépendantiste s’efforçaient en permanence d’être des modèles de
courage, d’intégrité, de solidarité entre eux et avec le peuple d’où ils sont sortis et qui les a promus. Modèles aussi d’humanité, d’abnégation, de désintéressement et de dévouement à l’intérêt général. Ils ont inculqué une conscience nationale aux Camerounais et leur ont fait découvrir le chemin de l’ONU. Le résultat positif de ce travail de formation ne s’est pas fait attendre. Au bout de six ans à peine (1948-1954), il crevait les yeux, y compris ceux des ennemis les plus irréductibles du nationalisme camerounais, et il commençait à faire sérieusement peur à l’occupant. Tout cela sans un seul coup de feu tiré.  Dans son grand discours de 1954 à la Chambre des députés français à Paris, le ministre Aujoulat, ennemi juré des indépendantistes camerounais, n’a à aucun moment de son intervention associé l’UPC à la violence, bien que la présentant comme « un danger » pour la France. Un danger non militaire. En voici un petit extrait significatif : « Le mot magique d’indépendance est désormais lancé. Si l’on n’y prend garde, la France, en Afrique comme ailleurs, finira par être prise de court. Il y a certes Afrique et Afrique, mais les Camerounais, au moins dans le Sud, ont généralement conscience d’appartenir à un territoire de statut particulier, sous contrôle international. Le nombre de pétitions adressées à l’ONU est là pour le montrer. . .
« Il est difficile de préciser exactement quelle est l’audience de l’UPC. C’est un fait en tout cas qu’elle inquiète les autorités, et nul observateur ne m’a assuré qu’il faille la considérer à la légère. Son influence est grande à Douala et sur l’autre rive du Wouri ; elle affleure la région de Yaoundé mais s’étend largement au Sud. On estime que les fonctionnaires africains, même s’ils se gardent de l’affirmer ouvertement, sont dans leur ensemble acquis à l’Union des
Populations du Cameroun. Les moyens dont on use pour faire obstacle à ce parti ne sont peut-être pas toujours des plus efficaces : interdiction des réunions, brimades…produisent souvent un effet tout différent de celui qu’on escomptait ; ressusciter des personnages déconsidérés apparaît tout aussi dérisoire »…
Le double message véhiculé par ce discours est clair : d’une part il reconnaît l’ascension fulgurante et pacifique du courant nationaliste (UPC) dont les moyens utilisés jusque là par les autorités coloniales n’ont pas réussi à empêcher ou même a ralentir la progression ; d’autre part il invite les mêmes autorités à trouver des moyens plus appropriés, disons plus musclés, pour écraser le nationalisme camerounais. L’orateur s’est abstenu de proposer
ouvertement le recours à la force, mais tout le monde a compris que c’est à cela qu’il pensait. La suite des événements allait d’ailleurs le confirmer.
Peu après ce discours prémonitoire, une rumeur a commencé à se répandre dans les milieux des spécialistes parisiens de la politique africaine de la France, rumeur selon laquelle Roland Pré serait le prochain gouverneur du Cameroun : un homme connu pour ses méthodes expéditives, son manque de scrupules et surtout sa haine des mouvements progressistes africains. Il venait de faire ses preuves à ce sujet en AOF. C’est alors que tous les parlementaires camerounais présents à Paris, à l’exception d’Aujoulat et du prince Manga Bell, ont entrepris des démarches auprès du chef d’Etat français René Coty pour lui faire part de leurs inquiétudes, de leur réserve et de leur franche opposition. Ces officiels n’avaient aucune sympathie pour le nationalisme camerounais, mais connaissant bien la situation au pays, ils craignaient que l’arrivée à Yaoundé d’un homme comme Roland Pré ne soit considérée comme une provocation et ne marque le début d’une période aux conséquences imprévisibles. Les autorités françaises n’ayant tenu aucun compte de ces mises en garde, et de beaucoup d’autres, le gouverneur Roland Pré a débarqué chez nous au mois de septembre 1954. Venant d’un gouvernement – celui de Pierre Mendès-France – qui venait de faire preuve de beaucoup de compréhension dans les affaires indochinoise ( Ho-Chi-Minh ) et
tunisienne ( Bourguiba  ), cette décision a surpris et indigné plus d’un observateur de la scène politique camerounaise. Peut-être l’explication – et non la justification – se trouverait-elle dans le fait qu’Aujoulat appartenait à ce gouvernement où il se faisait passer pour un spécialiste émérite des affaires africaines, et plus particulièrement camerounaises. Et c’est sans doute pour cela qu’aussitôt débarqué le nouveau gouverneur, l’UPC lui a collé le surnom de « l’homme d’Aujoulat ».
 Il n’a pas perdu de temps et s’est mis à préparer, ouvertement, le mauvais coup contre l’UPC pour lequel il venait d’être affecté chez nous. Tout un chapitre, dans mon livre Introduction à la politique camerounaise, est consacré à ces préparatifs multiformes. Puis, le 22 mai, jour choisi par Roland Pré lui-même, le lourd marteau pilon de l’occupant s’est abattu sur la termitière UPC, écrasant tout ce qui pouvait être écrasé,dispersant  ce qui pouvait l’être,
terrorisant l’ensemble des survivants. De mémoire de Camerounais, on n’avait encore jamais vu un tel spectacle sur les bords du Wouri. C’était le début de « la semaine sanglante de Douala ». Terrifiés par ce tremblement de terre, « Douze fonctionnaires en marge de la politique » (c’est ainsi qu’ils se sont définis eux-mêmes) se sont tournés vers les Nations Unies en adressant au Secrétaire Général une correspondance commençant ainsi :
 « Monsieur le Secrétaire général,« A l’heure où nous vous écrivons, les principales localités du Cameroun sont en feu et en sang. Le Haut-Commissaire du Cameroun, Mr Roland Pré,est en train de faire exécuter la dernière phase de son plan de répression qui visait la destruction du Mouvement  National Camerounais : l’Union des Populations du Cameroun.
 « En effet, les troupes françaises du Cameroun et de l’A.E.F., armées jusqu’aux dents, sont en train, à Douala, à Yaoundé, à Nkongsamba, à Babimbi, et probablement dans d’autres centres, de semer la mort, d’incendier des agglomérations entières ou de les démolir. Les cadavres, par centaines , tués au grand jour ou dans le plus grand secret en pleine nuit, sont incinérés pour qu’aucune trace n’en reste ; les blessés regorgent dans les hôpitaux et les  arrestations ont lieu sans trêve.
« Pendant le même moment, les principaux dirigeants du Mouvement National (UPC) sont ou incarcérés, ou en fuite, et des mandats d’arrêt ont déjà été décernés contre les fuyards, sous le chef d’accusation de rébellion et insurrection à main armée. « Pourquoi ces abus, pourquoi ces ignominies ? Simplement parce que nos compatriotes, se conformant à la Charte de San Francisco, aux prescriptions de la constitution française et aux Accords de Tutelle, ont commis le crime de revendiquer notre unité nationale et notre accession à l’indépendance… » Pour les autorités françaises à Paris, il n’y avait pas lieu de s’alarmer, ne s’agissant que d’un massacre parmi d’autres, je veux dire parmi tous ceux qui caractérisaient l’impérialisme colonial français depuis la guerre, à savoir : le massacre de Thiaroye en décembre 1944 au Sénégal, celui de Rabat-Fès la même année, les 60.000 morts du bombardement de Haïphong en Indochine ( 1946 ), le massacre de Sétif en Algérie ( 1945 ), les 89.000 morts de Madagascar en 1947, les fusillades de Côte d’Ivoire ( Dimbokro-Bouaflé-Séguéla ) en janvier – février 1950, etc.,etc. De ces crimes odieux, Yves Benot a fait la matière d’un livre fort documenté : Massacres coloniaux 1944 – 1950.
Le 13 juillet 1955, le gouvernement français présidé cette fois par Edgar Faure, déclare l’UPC hors-la-loi, «  ainsi que toutes les organisations ou associations qui en émanent ou s’y rattachent directement ». Ainsi disposait le décret français du 13 juillet 1955 dissolvant et interdisant l’UPC, une organisation victime de son succès auprès de ceux pour qui elle avait été créée, à savoir les Camerounais, succès au surplus remporté dans la légalité.


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 De jeunes étudiants de Soa m’ont demandé si, objectivement, l’UPC pouvait obtenir l’indépendance du Cameroun sans recourir à la force. La réponse à cette question est oui, trois fois oui. L’UPC était sur le point d’y parvenir lorsque, délibérément, le colonisateur français est venu interrompre notre marche pacifique vers la liberté en faisant feu, le 22 mai 1955, sur des gens qui n’avaient, entre les mains, que des textes de lois et la Charte des Nations. Il faut savoir qu’avec l’adoption de la Charte de San Francisco et la création de l’ONU, les choses avaient changé et nous étions entrés dans un monde où accéder à l’indépendance sans recourir aux armes était désormais possible, et même recommandé.
Tous les pays placés sous le régime de la tutelle internationale en 1946, je dis bien tous, à la seule exception du Cameroun français, ont accédé à l’indépendance sans qu’aucun coup de fusil n’ait été tiré. Ce fut en particulier le cas du Tanganyika britannique, de la Somalie italienne, du Togo sous administration britannique, du Cameroun sous administration britannique, du Ruanda-Urundi sous administration belge, du Samoa occidental sous administration néo-zélandaise, du Togo sous administration française, etc. Le cas de ce dernier pays mérite que l’on s’y arrête un moment parce qu’il met en lumière toutes les injustices et tous les torts dont notre pays a été accablé.

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Au sein de l’Union française, le Togo et le Cameroun se trouvaient dans une position absolument identique : pays sous tutelle internationale, administrés par la France. Cependant, le Togo a accédé à l’indépendance en 1960 dans des conditions idéales, mais pas le Cameroun. Pourtant la France avait créé au Togo le même climat politique que chez nous, la guerre en moins. Elle avait recruté, par la corruption, des indigènes chargés de combattre les nationalistes togolais partisans de l’indépendance et regroupés au sein du CUT, Comité d’Unité Togolaise que présidait Sylvanus Olympio. A la tête des antipatriotes togolais, Paris a nommé Nicolas Grunitzky, « le bon nègre » du gouverneur. Il a même été promu à la dignité de Premier ministre, pendant qu’Olympio était pratiquement banni de la politique par le colonisateur français.
Mais voici que vers la fin de 1957, les Nations Unis décident d’organiser au Togo français, avant la levée de la tutelle, des élections contrôlées par l’ONU elle-même afin que les Togolais puissent non seulement se prononcer sur le problème de l’indépendance, mais aussi désigner en toute liberté les personnes par lesquelles ils voulaient être gouvernés après la proclamation de l’indépendance. Chacun sait que toute éventualité de ce genre a été catégoriquement refusée à notre pays qui pourtant était à feu et à sang depuis 1955, du fait du colonisateur. Le 27 avril 1958, des élections générales se déroulent au Togo. Elles sont un triomphe pour les nationalistes qui obtiennent deux-tiers des sièges à pouvoir, contre trois seulement pour le PTP de Grunitzky. Celui-ci est retourné au néant pendant qu’Olympio accédait au pouvoir par la volonté du peuple togolais.
Sylvanus Olympio et Um Nyobé étaient deux grands lutteurs anticolonialistes africains. Ils se retrouvaient à New York comme pétitionnaires lors des sessions de l’Assemblée générale de l’ONU. A l’un – Olympio – on a accordé l’opportunité de se faire plébisciter par son peuple. Quant à l’autre grand lutteur – Um Nyobé – non seulement il lui a été refusé l’opportunité d’une élection générale, mais on l’a assassiné de sang froid. De ce fait, le Cameroun allait accéder à l’indépendance sans que les Camerounais se soient autodéterminés, sans qu’ils aient désigné eux-mêmes, librement, les personnes par lesquelles ils voulaient être gouvernés après le levée de la tutelle  et la proclamation de l’indépendance, mais avec, à la tête du pays, le Grunitzky camerounais : Ahmadou Ahidjo.
Qui pourrait s’étonner qu’une telle indépendance suscite des suspicions et entretienne des équivoques, pour ne pas dire des murs d’incompréhension. Surtout lorsqu’on ajoute, à tout cela, les deux missions impérieuses dont le colonisateur a chargé ses créatures politiques locales auxquelles il a confié la gestion de l’indépendance, à savoir :
- Maintenir les nationalistes camerounais loin du pouvoir ; faire en sorte qu’ils n’y accèdent jamais.
- Maintenir le Cameroun dans le giron de la France.
Ensemble, et avec les trésors de richesses matérielles et humaines dont ils disposent, les Camerounais peuvent tout réussir et réaliser de grandes choses. Des choses qui pourraient étonner le monde. Alors que, divisés, les uns pourchassant les autres pour les exclure, nous risquons de nous condamner nous-mêmes aux yeux du monde à demeurer une néo-colonie, un ppte rongé de l’intérieure par la corruption et d’autres tares destructrices, paria de la mondialisation.


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Pour en revenir à mon propos du début et pour conclure, je proposerais ceci :
- Ne dites pas que l’UPC a déclenché une guerre d’indépendance pour imposer notre autodétermination au colonisateur. Ne le dites pas parce que cela est
contraire à la réalité que nous avons vécue dans ce pays ;
- Dites plutôt que face à l’agression visant à exterminer le nationalisme et les nationalistes camerounais, agression déclenchée par le colonisateur français, les patriotes camerounais ont organisé une légitime et courageuse
Résistance qui fait honneur à notre pays et qui se trouve désormais inscrite en
lettres d’or dans les pages glorieuses de notre véritable histoire nationale.
 

* Dr Abel Eyinga, à Ebolowa, Tel: 96 26 01 45



28/07/2010
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