30 ans au pouvoir - Regards croisés - Dr Pierre Alaka Alaka: «Paul Biya a détruit tous nos outils opérationnels de développement»

DOUALA - 06 NOV. 2012
© Le Messager

« la majorité de ceux qui nous gouvernent disposent de trois nationalités : une nationalité spirituelle devant laquelle ils ont prêté le serment d’obéissance aveugle, une nationalité biologique devant laquelle le serment a été prononcé devant la tribu, et une nationalité économique qui les oblige à transférer à l’étranger le fruit de leur pillage. Dans tout ça, le Cameroun n’apparaît nulle part. »

Regards croisés: Dr Pierre Alaka Alaka, spécialiste des questions fiscales et financières: «Paul Biya a détruit tous nos outils opérationnels de développement»


Que pensez-vous de la gestion économique du Cameroun par les deux présidents qu’a connus le Cameroun ?

Une comparaison de la gestion économique du Cameroun indépendant par les deux présidents peut être analysée au niveau de la méthode et des circonstances du moment. Commençons par le président Ahidjo. Le président Ahidjo a dirigé le Cameroun du 1er Janvier 1960 au 4 novembre 1982 avec 11 années de rébellion de 1960 à 1971 et 11 années de relative accalmie de 1971 à 1982. Il est apparu comme un grand visionnaire sur le plan économique, doté d’un amour sans fin pour son pays et d’un souci constant de la préservation de l’intérêt général. Il a réussi à inculquer ces valeurs à toute son équipe qu’il avait à l’œil par le biais des conseils ministériels fréquents, socles d’une évaluation de l’action gouvernementale. Il s’est fondé sur l’idée que l’Etat nouveau, ayant pour leitmotiv la paix et l’unité nationale, doit compter d’abord sur lui-même en tant qu’acteur privilégié du démarrage socio-économique, et doit faire, plutôt que de faire faire. C’est ainsi qu’il a mis en place des outils opérationnels de développement dans tous les secteurs d’activité : l’agriculture, les banques et finances, le transport, le sport, l’international, etc: On a vu naître l’Oncpb, la Sodecoton, la Semry, la Sodecao, la Bcd, le Fonader, la Sni, la Camship, la Camair, la Sotuc, la Regifercam, les Lions Indomptables, des missions économiques dans les ambassades et bien d’autres encore. Toutes ces réalisations publiques étaient prospères quand il quitte le pouvoir en 1982.


Que dire du président Biya ?

Le président Biya hérite d’un pays avec ces acquis depuis le 6 novembre 1982 jusqu’à ce jour, de 1982 à 1987. Il gère les incertitudes du pouvoir ponctuées par un coup d’Etat en 1984 et l’après-coup d’Etat jusqu’en 1987 qui fait disparaître son leitmotiv de prise de pouvoir: «Rigueur et moralisation». A partir de 1988, il fait face à une crise économique qui conduit le pays dans la gueule des institutions de Bretton Woods jusqu’en 2004. A partir de 2004, le pays commence à sortir la tête de l’eau et nage encore pour atteindre la rive. La présence du Fmi et de la Banque mondiale introduit la mise en place des doctrines libérales qui amènent l’Etat à ne plus faire, mais plutôt à faire faire. Ce changement de cap détruit tous nos outils opérationnels de développement au point où, même les Lions indomptables semblent aussi avoir été contaminés. On pourrait attribuer cela à une équipe gouvernementale ¬engluée dans un laisser-aller encore décrié, accentué par un déficit chronique de coordination -chaque fois renouvelée mais jamais sur des bases de compétence et de respect de l’intérêt général. Et lorsqu’on sait que le capitaine lui-même s’est laissé enfermer dans ce jeu pour se réveiller avec un prédateur dit «Epervier » en main, on ne peut que regretter la perte des espoirs de développement qui s’offraient à nous.


Dans ce cas, l’émergence en 2035 est-elle possible ?

Soit elle est possible en 2025 soit elle n’aura pas lieu. L’échéance de 2035 a pour malin plaisir de faire éviter aux auteurs toute évaluation, parce que la nature, quoi qu’on fasse, aura déjà donné son verdict. Il n’est donc pas question de se laisser abattre.


Quelle appréciation faites-vous de la privatisation en cascade des entreprises sous le Renouveau ?

Un Etat sérieux distingue entre les entreprises publiques stratégiques et les entreprises publiques non stratégiques. Quelles soient viables ou non, fiables ou non, on ne privatise pas les entreprises publiques stratégiques comme on l’a vu dans notre pays. Il faut se ressaisir pour renationaliser le Cameroun. La mondialisation est un leurre pour nos Etats et nous avons la preuve au quotidien lorsque les économies occidentales sont en danger.


Comment sortir du cercle vicieux…

La solution passe par une camerounisation de notre pays sur le plan spirituel, (gangrène des temps dits modernes), monétaire, économique, et social. Cela est vrai car la majorité de ceux qui nous gouvernent disposent de trois nationalités : une nationalité spirituelle devant laquelle ils ont prêté le serment d’obéissance aveugle, une nationalité biologique devant laquelle le serment a été prononcé devant la tribu, et une nationalité économique qui les oblige à transférer à l’étranger le fruit de leur pillage. Dans tout ça, le Cameroun n’apparaît nulle part. Dès lors, il faut tourner le dos aux influences étrangères en vue d’accéder non seulement à l’Etat-nation mais à l’Etat de nationalité camerounaise et d’origine camerounaise en lequel l’émergence en 2025 est possible.

Entretien avec Joseph OLINGA


Capitaine Guerandi Mbara Goulongo: «Le bilan de 30 ans du Renouveau ? Relisez notre message du 6 avril 84»

Il y a 28 ans, l’avènement du président Biya a été marqué par une tentative de putsch. Qui plus que l’un des survivants de ce coup de force peut jeter un regard rétrospectif sur l’homme du 6 novembre et sur ce que l’on appelle Renouveau ? Il a vécu de l’intérieur en tant qu’acteur, la volonté de mettre un frein au régime naissant de l’époque qui s’identifiait encore comme la ‘fidélité dans la continuité’, avant de chercher sa propre voie avec la politique de ‘rigueur et moralisation’ qui a fait long feu. Le regard que jette le capitaine Guerandi aujourd’hui, arc-bouté sur les évènements de l’ère Biya, est celui d’un homme d’exil, qui manifestement n’est pas guéri de notre passé collectif. Il en dresse aujourd’hui le bilan et se projette dans l’avenir avec ses mots et sa volonté de refonder ce qui est l’échec politique d’une génération et de celui qui l’incarne…


Capitaine Guérandi, c’est un nom intimement lié à la génération du Renouveau ?

[…] C’est une émotion particulière que je ressens et je ne pouvais décliner cette invitation. Car c’est un vibrant et patriotique hommage que je voudrais rendre à cet intrépide combattant de la Liberté qu’est Njawé. Je souhaite vivement que ce journal, mémoire historique des luttes populaires au Cameroun, continue à jouer son rôle historique à lui assigné par son fondateur.
Pour répondre à votre question, je crois que vous êtes vraiment là, dans la provocation. Je ne vois pas le lien entre moi et le Renouveau. À la limite vous me donnez l’occasion de rappeler que dès les premiers jours du régime Biya, j’ai compris qu’on allait droit dans un mur. Relisez notre discours du 6 avril


Avez-vous senti le 6 novembre 1982 que la page ainsi ouverte sera marquante pour l’avenir du Cameroun ?

Sincèrement, je n’étais rassuré ni par le mécanisme de succession ni par les discours de M. Paul Biya. Après avoir écouté le discours d’investiture, ce 6 novembre 1982, je suis resté sur ma faim bien que mes camarades et moi souhaitions que cela fût mieux par la suite. Mes camarades militaires et moi avions vite compris avant les autres qu’il faut éviter que le monstre se développe et le cas du «failed State».

La démission du président Ahidjo constituait en fait la fin d’un cycle politique qui aura duré plus de deux décennies. La démission du 4 novembre 1982 constituait un formidable tremplin pour assurer le décollage économique et la transition démocratique. Ce qui aurait permis au Cameroun d’être aujourd’hui un pays émergent. Mais le nouveau pouvoir s’est empêtré dans l’irresponsabilité, la provocation, la prévarication et la concussion. Le manque d’amour pour le Cameroun et les Camerounais aura marqué l’avenir de notre patrie […]


Comment peut-on qualifier la génération Biya ?

Il faudrait constater que le manque d’éthique, de morale, d’enseignement civique et les manipulations ethnicistes sont à l’origine de l’ensauvagement, du dérapage comportemental ou mental de nos concitoyens. Et je suis persuadé que c’est une volonté délibérée des gouvernants dans leur stratégie de domination et de conservation du pouvoir.

Il appert que le Camerounais des trente dernières années est moins fier et rase les murs, honteux de sa nationalité, plus enclin à la facilité qui l’éloigne de l’excellence. Il est plus débrouillard même s’il doit mettre son intelligence au service du mal. Il est moins solidaire et la survie le jette dans les bras des aventures les plus ubuesques à travers le monde. Il est en manque de figures ou d’exemples emblématiques pour se forger une vie exemplaire, aussi est-il prompt à accepter le « feyman » ou le criminel à col blanc comme modèles […]


Des hommes de la transition Ahidjo-Biya, il ne reste que Biya. Ceux que le Renouveau a promus sont en prison. N’est-ce pas un échec collectif ?

Quelques données pratiques pour donner une idée globale de la situation nationale vécue par près de 20 millions d’habitants dont les ¾ sont des jeunes et plus de 52% sont des femmes. Un taux de chômage de plus de 80% de la population active, un taux de pauvreté estimé à 40% de la population, ce qui signifie qu’au moins 8 millions de Camerounais vivent avec moins de 500 Fcfa par jour, un taux de sous-emploi de 75%, de pays à revenus intermédiaires, le Cameroun est devenu un pays pauvre et très endetté, un climat d’affaires prohibitif, une justice aux ordres incapable de lutter contre la corruption et l’impunité faisant du Cameroun deux champions du monde de la corruption, etc.
Le Cameroun n’assure plus son autosatisfaction alimentaire. Lors du dernier Comice agricole tenu à Ebolowa en janvier 2011, Paul Biya déclarait que le Cameroun importe désormais plus de 550 milliards Fcfa par an de produits alimentaires et 40 milliards Fcfa de produits de pêche. Alors que dans les années 1970, le Cameroun était fier d’assurer son autosuffisance alimentaire et en plus d’être un des rares pays africains en ce temps-là.

Le classement Doing Business disponible depuis le 22 octobre 2012 place le Cameroun à la 161ème place sur un total de 185 pays. Une lecture globale du classement laisse transparaître que les contre-performances touchent tous les secteurs. Le plus mauvais score s’observe en matière fiscale. Le Cameroun est à la 176ème place. Champion du monde toutes catégories de la corruption, voici le même Paul Biya qui embastille ses propres « créatures », ses « esclaves » dans le cadre de l’Opération Epervier. Des milliers de milliards détournés à volonté et dans l’impunité totale. Le football, seul filon de respiration, qui était encore perceptible pour la cohésion nationale, est balbutiant. Nous sommes tombés de la 15ème à la 71ème place en quelques années. C’est un échec du « Renouveau », du système Biya.


De la kalachnikov à la plume, vous entretenez depuis quelques temps, une activité épistolaire à travers les médias, mais le Camerounais lambda, celui des bayam-sellam, celui qui ne vote plus, celui qui est au chômage a du mal à vous suivre. Faites-vous à votre tour des thèses sur le dos du Camerounais qui a faim, soif et cherche le salut chez le gourou du coin ? A qui vous adressez-vous ?

Je m’adresse en fait à tous ceux que vous venez de lister, mais avec des messages, des instruments ou des outils différents. Nous avons identifié ceux qui lisent les journaux et les livres, ceux qui surfent sur internet, ceux qui écoutent la radio, ceux qui utilisent les dvd/cd, etc. En fonction donc de ces cibles, nous véhiculons les messages nécessaires par les moyens appropriés. Nous sommes conscients de toutes les subtilités tactiques de la communication politique.


Tout a été essayé. La tentative de putsch du 6 avril, les villes mortes des années 90 et la victoire dite ‘volée’ de Fru Ndi, la baisse drastique des salaires, les émeutes de la faim, les lettres de Marafa…Le Renouveau est toujours là, triomphant et dominateur, d’une insolence et d’une violence à nulle autre pareille. Y a-t-il une solution Guérandi ?

Il n’y a pas de solution miracle au problème du Cameroun. Il n’y aura pas d’homme providentiel, un messie qui viendra sauver le Cameroun. C’est le peuple camerounais, toutes ses forces vives qui vont apporter une solution. On ne peut donc pas parler de solution Guérandi […] Je vais dire de manière solennelle à mes chers compatriotes les conditions de notre devenir ou de la refondation du Cameroun: 1) l’Etat camerounais demande pardon aux victimes de sa violence, 2) le pardon mutuel et collectif, 2) parler de notre Cameroun autour d’une table, 3) écrire notre Histoire véritable, 4) assumer notre souveraineté, 5) mettre en place tous les mécanismes modernes pour élire les gouvernants 6) assumer notre rôle de locomotive en Afrique centrale, 7) faire participer activement la diaspora camerounaise à la vie nationale et internationale, 8) accepter dans notre gouvernance les principes de la participation et de la palabre africaine.
Le tout n’est pas de faire partir Biya. Encore faut-il savoir comment faire redémarrer la machine. Sur le plan économique, avez-vous une idée ? Les infrastructures, l’emploi, la jeunesse, l’agriculture…


Les refondateurs prônent l’économie solidaire pour une nouvelle gouvernance économique et écologique.

Eu égard à nos ressources naturelles et humaines, il n'y a pas d'incompatibilité entre la maîtrise de la technologie et la spécialisation du secteur primaire. La maîtrise de la science et de la technologie est au cœur du système de multiplication de richesses dans tous les secteurs. Le Cameroun doit diversifier son économie à partir de ses ressources naturelles en mettant en place un fonds souverain pour les générations futures. De même, le Cameroun doit renforcer son leadership dans des secteurs opportuns pour l’Afrique avant de devenir une puissance technologique et industrielle à base agricole, fabricant des produits manufacturiers. C'est pourquoi, s’impose notre sortie de l'esprit de dépendance et de « l'économie de l'aide » afin d’être compétitif dans la production des biens et services destinés d’abord à un marché sous régional à reconstruire.
Cette vision de reconstruction du Cameroun s’articule autour de trois axes spécifiques et complémentaires: 1) Le redressement économique pour faire du Cameroun une nation solidaire, forte et prospère ; 2) L’aménagement du territoire ; 3) La protection du patrimoine naturel et la prévention du risque.


Docteur Guérandi, du treillis au costume trois pièces, quand reviendrez-vous au Cameroun ? En politique rassembleur d’homme pour un programme politique ? En intello brasseur d’idées ? En soldat au front ?

Aussitôt que les conditions seront réunies. Soyez rassuré, je vis et je sens le Cameroun à tout instant. L’essentiel est de faire avancer la lutte patriotique pierre après pierre, malgré le temps que cela prendra. C’est plusieurs réponses que vous suggérez. Mais sachez que pour le Cameroun, je suis prêt à tout. Nous sommes convaincus de la justesse de la cause nationale […]


Entretien avec Edouard KINGUE



08/11/2012
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